Couloirs jaunis et odeur de javel. Un silence de fin d’après- midi quand le
personnel en a terminé avec ses taches de paperasse et de vidage de haricots .
Ta chambre.
Frapper.
Te saluer comme si.. Comme si.
Que tu es belle. Ivoire, complètement en ivoire, comme une sculpture qui aurait
franchi le désert pour atterrir dans ce lit-cage d’où tu ne risques plus trop
de tomber. Enfin, avec toi, on ne sait jamais...
Ils t’ont complètement vidée ma pauvre. Remarque, comme ça il n’y aura pas trop
de lividités et je vais pouvoir te maquiller aussi magnifiquement que tu me
l’avais demandé.
Les employés des pompes funèbres m’ont passé le fond de teint ad hoc, celui qui
ne réclame aucune retouche même après plusieurs jours. Pour le reste, je vais
faire avec ta propre trousse.
C’est fou ce que ta peau est rebondie. Ma parole, ils t’ont regonflée. _ Ils ont
de ces produits, maintenant. Pas comme il y a dix ans.
Il y a deux ans qu’on se connaît, pas vrai ? Ton petit radio-cassette dévide en
boucle la Valse triste de Sibélius.Ton morceau préféré.L’un des miens aussi
depuis.. longtemps.
Ils ne t’ont pas mis une mentonnière à l’ancienne mais roulé un drap housse
coincé au niveau du cou. Ca tombe bien, je vais pouvoir te faire un maquillage
sans démarquage. C’est vrai. La mentonnière c’est triste.
La mort.
Pas triste la mort.
Naturelle la mort.
On peut même en rire, pas vrai ?
Qu’est ce qu’on en a ri, toutes les deux, ces deux années là...
La première fois que je t’ai rencontrée, tu m’es tombée dessus dans le parloir
des bénévoles en gueulant « J’en ai marre, on est en train de me vider comme un
poulet. Le foie, le pancréas, l’intestin grêle, et puis quoi encore ? On me la
fait cette chimio, oui ou merde ? »
Belle et en colère d’une vie faite de cailloux et de cailloux et de cailloux.
Rien de plat ni de doux, rien que des embûches en pleine croissance. Et toi en
crise de cancer. En peur de cet essoufflement qui te gagnait à force de lutter.
Tu es si belle que je me prends à te dire « Ne bouges pas ». Et c’est là que la
valse s’anime.
Elle est venue te prendre cette après- midi. Tranquille. A pas menus.
Chut...
Ne
Dis
Rien......
Je ne
Te veux
Aucun
Mal. Viens......
J’aime ce givre d’été au bord de ta fenetre
Si tu savais de quels horizons mon galop s’est levé
pour arriver à toi.
Non ! Ne tressailles pas
Il fait si bon chez toi.
Ta robe usée est pour mon ame errante un brasier,
Laisse moi effleurer ta peau
Encore chaude et douce et donne moi ta main :
J’ai amené mes musiciens.
Permets-tu que je t’enlace
M’accorderas-tu cette Valse ?
Oui........Enfouis ton front contre le mien.
Tu ne sens rien ?
S’y accrochent déjà.
Un...Deux....trois......
Tu sens bien
La cadence
Laisse toi
La danse, tourne !
Laisse moi t’étourdir, te séduire dans ce tourbillon fou qui t’arrache à la
terre, laisse flotter tes pieds et casse tous tes liens. Tombe dans la spirale
autour de ton corps abandonné tissée......
C’est fait.
Tu vois , c’est simple.
Ne me dis pas
Que je t’ai fait mal,
Je suis si douce avec mes proies.
Aurais tu froid ?
Moi aussi.
Je ne suis qu’une houppelande vide
Qui cherche à se réchauffer
Autour d’une vie fauchée
En plein sommeil.
Ne te
Retourne
Pas.
Viens.
Ma main frôle une dernière fois ton visage. Il faut te rendre pour toujours aux
tiens. Quitter ce qui reste de toi. Le bracelet- montre s’imprègne de cette
odeur de formol mélangée à ton parfum.
Quand je le respire, ce mélange pour le moins curieux y est encore accroché. Et
je te revois. Et réentends en pensée cette musique qui était tienne , avant,
pendant, après, jusqu’au bout de ton calvaire.