Un homme tombe dans un précipice se raccroche à un arbuste. Pieds suspendus au dessus du vide. La roche s’effrite les racines ne tiendront pas. Situation désespérée. Une voix lui parle venue de partout à la fois laisse toi tomber laisse toi tomber je te recueillerai dans ma main dit Dieu. Il se laisse tomber.
Mais à nouveau réflexe il s’accroche s’arrache les ongles se déchire les chairs pour adhérer au rocher quasiment vertical ralentir la chute finit par agripper un autre arbuste même situation un temps la voix revient insistante impérieuse laisse toi tomber laisse toi tomber je te recueillerai dans ma main dit Dieu.
- Tu n’as pas quelqu’un d’autre ? demande l’homme.
- Alors que ferais tu si tu étais à la place de l’homme ? demande P.
- Je m’accrocherais je n’essaierais même pas de négocier je m’accrocherais répond K.
- Tu ne crois pas en Dieu ?
- Je crois en Dieu sinon qui aurait envoyé les deux arbustes ? Oui même sans les arbustes je crois en Dieu dit K. Mais je suis contre. Je n’ai pas envie de rentrer la dedans la vie éternelle tout ça. Et le pire c’est que tu n’as pas le choix : si tu meurs tu en prends pour perpète. Alors tu penses bien que si je dois m’accrocher aux branches pour rester mortel j’y mettrai toutes mes forces !
- Il vaut mieux tenir que courir remarque P. Sans compter qu’il y a quand même cette histoire d’enfer et de paradis de quoi refroidir les enthousiasmes. Ici bas il y a beaucoup d’enfer des bribes de paradis mais enfin on sait à peu près à quoi s’en tenir. Alors que risquer d’être éternellement condamné aux feux de l’enfer...
- Ce n’est pas cela intervient vivement K. Ce n’est pas une affaire de calcul ni de pari. D’ailleurs croire en Dieu ça ne veut pas dire qu’on avale toutes ces histoires à dormir debout qu’on nous sert autour de cet essentiel : j’ai une âme et cette âme me survivra éternellement car c’est la substance même de mon être qui ne peut être qu’unique immortel et béni des dieux. Et c’est bien cela qui m’emmerde c’est cette idée que je ne supporte pas contre laquelle tout mon moi proteste. C’est pourquoi oui je m’accrocherais à cette branche mes pieds gratteraient furieusement le sol pour protester mes genoux s’accrocheraient mes dents s’accrocheraient mon nez se tordrait pour agripper quelque chose je finirai bien par trouver une prise solide j’arriverai à remonter et en haut je ferai un énorme bras d’honneur au bon Dieu. Ca ne servira à rien mais quand on n’est pas d’accord ce n’est pas parce que ça ne sert à rien qu’il ne faut pas manifester. Et toc !
- Héroïque grandiose sublime ! s’amuse P. A vrai dire je crois plutôt qu’on a le réflexe de s’accrocher le réflexe de ne pas lâcher. On est tellement habitué à s’accrocher... Et en même temps c’est tellement absurde de ne pas lâcher que comme tu viens de le faire on va s’inventer une belle et bonne raison pour continuer à faire ici bas nos petites saloperies trouver nos petits plaisirs monter de nouvelles combines... Bon mais toi c’est différent tu es contre Dieu et tu protestes... Mais qu’est ce qui te gêne tant dans l’idée de l’âme éternelle ?
- Cette manière qu’a Dieu de nous annexer l’éternité m’a toujours semblée un peu vexante cavalière explique K. après un long silence. Comme si notre vie ici bas ne valait vraiment rien même à nos propres yeux ! Mais bon : à cheval donné on ne regarde point les dents. Il me fait le don de la vie et le présent de l’éternité et je suis contre ? Mais qu’est ce que c’est que ce présent de l’éternité sinon un présent sec un présent absolu sans passé ni avenir c’est-à-dire sans ce minimum de droit à l’imaginaire qui nous permet de construire sur le néant un sol sur lequel avancer des murs sur lesquels s’appuyer un plafond pour nous protéger bref un couloir où nos pas et nos cris peuvent se mettre à résonner. Oui comment vivre sans ces vues de l’esprit que sont le présent et l’avenir et sans rien de ce qu’un esprit averti peut glisser entre eux pour s’en nourrir ? L’éternité est mortelle pour toujours voilà ce que je dis et voilà pourquoi je préfère rester mortel moins longtemps ici bas et combattre. Ici bas je suis une virgule. Une virgule sans doute moins longue que l’éternité mais enfin une virgule. Car sans virgule que reste-t-il d’autre qu’une sorte d’histoire sans histoire et sans règle une sorte d’interminable et incompréhensible partie de cricket ?