Six jours. Six longs jours sans trône vainqueur. Un siècle. Une éternité !
Je m’assied des heures, de longues heures stériles, dans ce petit réduit au fond de mon couloir, au fond de ma maison, dans cet endroit que l’on cache presque, que l’on ne fait jamais visiter à personne alors que l’on montre avec fierté le papier peint nouveau de son salon et l’éclat magistral du sol de sa cuisine.
J’ai lu quelque part que certains appellent ça les « wa-wa ». Ridicules !
Pour moi c’est les chiottes. Ni plus, ni moins. Des fois, je peux dire, les gogues, voire même les toilettes, mais pas les « wa-wa ».
J’ai lu ça dans Biba. Un journal marrant, pour des femmes marrantes. Enfin, je crois.
Ils écrivaient que pour garder intact la magie du couple il faut, au minimum, respecter la fermeture de la porte des « wa-wa ». Ca tombe sous le sens. Pourquoi l’écrire ?
Moi, je m’en fous, je ne suis pas en couple. Enfin, mon dernier couple est fini. Depuis quelques jours. Il a duré ... trois mois, je crois. Pas beaucoup plus. Ca ne dure jamais beaucoup plus mes couples.
J’ai un peu pleuré. Je l’aimais bien. J’aimais bien sa compagnie. Sa tête sur mon épaule et son corps contre le mien.
Je suis seul, coincé assis sur l’inconfortable rondelle de mes propres « wa-wa » et la porte,... La porte je m’en fous, qu’elle soit ouverte ou fermée.
Je suis coincé, dans tous les sens du terme. Bloqué. Constipé. J’ai mal au ventre. De grandes douleurs.
C’est tout ces trucs qu’ils ajoutent partout, dans tout, pour tout, dans ces usines où ils fabriquent la bouffe que je peux acheter. Du sucre, du gluten, des machins avec des acides trucs et des colorants bidule. Je ne suis pas chimiste, je n’y connais rien. Je ne sais pas si c’est vraiment mauvais ou quoi. Mais je sais que là, ça me bloque le système d’évacuation naturel.
Pourtant je mange des légumes, pas beaucoup, mais j’en mange. Pas de fruit mais de la salade.
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J’ai lu quelque part, peut-être dans Biba, aussi, que c’est les fibres qui font aller au « wa-wa ». La salade, normalement, c’est plein de fibres ? Et d’autres trucs aussi qui devraient être bons pour le transit, qui devraient faire que mes tuyaux soient propres et bien rangés comme il faut avec une glissade naturelle de tout le fourbis vers l’extérieur.
Il est vrai que, depuis quelques temps, j’achète de la salade en sachet, déjà lavée, prête à l’emploi, qui sort de grands bâtiments où on pourrait fabriquer des sous-marins, des ogives irakiennes, du béton déjà armé, de la soupe populaire, et un raton-laveur, tout comme est conçue ma salade pré-lavée. J’ai vu ça à la télé. Grandes usines en tôle plus ou moins ondulée avec des ouvrières dedans qui portent des tuniques blanches, immaculées, et des petits bonnets roses ridicules pour que leurs cheveux tombent pas dans mon sachet de salade, pour que je les retrouve pas dans mon assiette, pour que je ne les mange pas. Je ne mange pas les cheveux. A priori ce n’est pas bon. Mais je n’ai jamais goûté. C’est de la fibre ?
Dans ces usines, ils font rentrer de la salade, qui a poussé sous des grandes serres, chauffées au fioul, ou au solaire, je ne sais pas, peut-être au nucléaire, il paraît que c’est propre, le nucléaire. Moi je ne crois pas, mais il paraît.
De ces usines sortent des centaines de milliers de paquets de salade déjà prête dont on ne peut savoir ce qu’il y a dedans, en plus ou en moins de la salade, mais où on est sûr de pas trouver de cheveux. C’est top secret. Tellement secret que sur les sachets, ils ne mettent que “salade 100%” alors que moi je sais qu’il y a d’autres trucs dedans. Ou qu’ils enlèvent des trucs à la salade, ce qui fait qu’ils devraient marquer « salade 98% » et rien d’autre, mais on se poserait la question des 2% qui restent. C’est du vide ? C’est quoi ?
Toujours est-il que je mange de cette salade qui devrait être pleine de fibres, que les fibres devraient me permettrent de chier fluidement, facilement, et que rien de tout ça n’arrive.
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Je suis super nerveux, anxieux. On le serait à moins. Six jours ! Je ne pense plus qu’à ça. Du soir au matin et pendant les insomnies. J’ai peur.
J’ai peur de l’occlusion. J’ai peur d’arriver aux urgences plié en deux, le fondement bourré à bloc par des tonnes de déchets, conduis par des pompiers rieurs jusqu’à une interne sublime, aux yeux verts éclatants, au visage fin et racé, la femme que j’attends depuis plus de ... depuis toujours, ... avec une paire de seins qui rappellent les pommes d’octobre, prêts à être caressés, dévorés, ... Vénus !
Et moi, hurlant, tordu, grimaçant, hors de toute humanité compréhensible et judicieuse, moi, non être, qui explique à ce monument de tendresse désirable que j’ai la « poche à caca » en pleine déconfiture, le rectum rigide et les boyaux en feu.
Elle qui m’allonge sur une table, ventre en bas, et qui me met le fessier à l’air. Elle qui regarde, attentive et curieuse, sérieuse et professionnelle, le petit bout minable de mon appareil digestif, comme un Tazieff la bouche à feu en formation d’un cratère inconnu. Et comme elle est sceptique (que c’est drôle !), la voilà qui appelle à l’aide d’autres tops modèles en stage de médecine intensive, Christina, Valeriana, Heidi et, bien sûr, pour que la honte soit bue jusqu’à la dernière goutte, la sublime et géniale Monica.
Elles défilent devant mon cul qui hurle à la lune, devant ma lune écartée, objet d’étude et d’introspection complexe. Affreux ! Terreur et tremblements.
Pire encore. J’ai peur de décoincer d’un coup d’un seul. De lâcher l’ensemble en une violente éruption de gaz et matières à un moment des moins opportuns, dans le métro bondé, devant le rayon variété anglo-saxonnes de la Fnac Montparnasse, Abba, ACDC, Aha, au café, en jouant au flipper. Une angoisse folle.
Je suis nerveux, je suis à cran. J’évite l’humanité. Je me cloître chez moi. Je ne répond pas au téléphone. Je reste à moins de cinq mètres de ma porte de « wa-wa ». J’y ai traîné une chaise, puis un fauteuil, une table basse avec des livres, des revues et la télécommande. Je vis dans mon entrée ou directement sur le trône en céramique blanche, prostré, cul nu, caleçon bas, comme un con, les yeux fermés, à la recherche fondamentale et yoggique de la décrispation volontaire et géniale de mes muscles évacuateurs.
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Mardi.
Sixième jour de naufrage. J’ai avalé hier, sur les conseils prescriptifs de mon ami Jean-Paul - médecin malgré lui qui voulait élever des chèvres et fumer du chanvre, peut être l’inverse - une boite entière de gélules laxatives marron au goût sympathique de bacon anglais. Je ne sais pas si ça peut aider à la vidange basse mais j’ai bien failli vomir, sans que cela n’arrange complètement mes affaires. C’était vers neuf heures. Jean-Paul m’a assuré du résultat, sans qu’il puisse me donner ne serait-ce qu’une idée de temps entre ingestion et effet. Salaud !
Encore une nuit de non sommeil anxieux.
Vers huit heures je sens venir une sorte de nausée septentrionale s’additionnant sans accroc à mes peines australes. Je n’ai presque rien mangé depuis trois jours, histoire de ne pas rajouter au tas en bas. Juste quelques légumes. Pas de viande. J’adore la viande, je hais les légumes sauf la salade dans les sachets. Une raison de plus d’être sur les nerfs. Je me sens faible.
Je le sais, je vais mourir ici, dans mon entrée, délaissé, abandonné par le monde. Je vais exploser et retapisser l’ensemble coquet de ma demeure douillette et crever au milieu de milliards de mouches vertes au corps brillant comme des scarabées brésiliens. On ne me retrouvera qu’avec peine.
Ma chair si délicate devenue un tas immonde de fibres sanglantes, ou peut-être même plus.
Avec sublimation, je deviendrai gaz, excellente chose pour la métempsycose, volatile, léger, dangereux.
Je sauterai à la gueule des pompiers volontaires attirés par mes effluves terrifiants et les flammèches follettes dansant autour de mon logis comme dans les marécages assassins des forêts tropicales. Ils défonceront ma porte, approcheront une lumière. Boum !
Adieu, monde cruel !
Adieu, ma mie que j’ai chéri, adieu ma jolie, adieu femmes du monde, adieu mes enfants disséminés !
Bonjour maman, je te rejoins.
J’ai mal, je souffre. Des révolutions d’Octobre éclatent en moi. Vagues d’assaut. Tirs de barrage. Tapis de bombes sourdes. Je me tords dans tous les sens. Je ne tiens plus debout. Je me couche sur le carrelage froid, résigné, haletant, morbide.
Je m’endors, étrangement. Je rêve de champs de blé, d’orge et de vignes aux feuilles rougies par l’hiver approchant. Je rêve que je flotte sur des océans de plénitude, avec baleines et dauphins qui giguent et chantent du Sinatra.
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Onze heures. On sonne à la porte. J’hésite à ouvrir.
Je suis laid, sale, nu, ou presque.
J’ai l’air d’un sauvage. Robinson prisonnier de son îlot merdeux, captif affolé de Jacob Delafon.
Je sursaute.
Qui me dérange ?
Qui ose interrompre la douleur de ma mort ?
Et pourquoi ?
Pourquoi on sonne chez moi ce mardi matin ?
A onze heures !
Qui insiste, qui carillonne ?
La police ? Les pompiers ? Déjà ?
Qu’est-ce qu’il y a ?
Pourquoi cet acharnement ?
Qui sait qu’il y a quelqu’un ?
Ais-je laissé une lumière allumée ? Visible de l’extérieur ? Assurant l’importun qu’il y a, malgré tout, âme qui vive ?
Qui s’autorise ces débordements ?
Qui pour interrompre mon agonie ?
Je hurle :
- Ca va ! Ca va ! J’arrive.
Et je me dresse comme le premier homme a pu le faire un jour, lentement, malhabilement, l’air surpris et vaguement heureux de voir et sentir que je peux encore, déjà, le faire. Dans la glace je me trouve hirsute.
Je m’en fous !
On sonne, encore, toujours.
J’ouvre.
Ils sont là.
Ils sont deux, comme toujours.
Un grand type un peu âgé et une femme de type malgache ou réunionnais, plus jeune et moins désirable encore, toute sèche et l’air affolé de la biche qui sait qu’on va bouffer Bambi, son fils, à midi, en rôti.
Pépé à le cheveux gris rassurant. Il est grand et fort, a dû être charpentier comme un Joseph de base. Ses mains sont des battoirs, des avirons détendus.
Je les connais bien. Pas eux personnellement, particulièrement, mais le modèle, le concept. Ils sont interchangeables. C’est ce qui les rend fort, en groupe, et faibles, seuls. Ils sont formatés.
Je sais que c’est la femme qui va parler. A moins qu’elle manque vraiment d’assurance, à moins qu’elle ne soit pas encore assez formée, déformée, par le grand type qui a du métier, de la bouteille, du goupillon, et qu’il ne lui fasse pas assez confiance. Noviciat terrible et long.
Non, c’est lui qui me cause. J’ai dû leur faire peur, enfin, à elle, apparu comme un diable sautant hors d’une boîte puante. Je suis laid, je suis sale, j’ai l’œil hyper mauvais, je grogne comme un fauve. Je suis, à l’apparence mais plus encore intérieurement, une boule de souffrance et une graine de violence.
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- Savez-vous que Jésus a souffert pour vous ?
Je me crispe un peu plus, plus encore, j’atteins un point de non retour, fission horrifiante de mes atomes crochus.
Je les hais, de tout mon être. Je les abhorre. De toute mon âme laïque et ma fougue anticléricale.
Témoins de Machin, adaptes de Truc, Bidule-Chose du treizième jour, ensectés prosélytes, enclochés du dimanche, minaristes et shabbateux, cathoschtroumphs et protesto-bazar, communiants en aubes, imams en robes, rabbins à frou-frous, tondus bouddhiques, saintes qui se croient vierges, vierges qui se croient saintes, poissonniers du vendredi, éteints du samedi, allumés du dimanche, martyrs explosifs, grosses femmes en jupe-culottes bourrant le mou aux enfants sur la multiplication des pains et voient la vie très « chouette » pendant les jamborees, youkaï di, youkaï da, précepteurs de Trucdule, visiteurs médicaux, papes en BMW, religieux de tous poils et de toutes confessions, jeunes partouzeurs célestes et vieux grivois chagrins, cloneurs canadiens, menteurs absolus, suborneurs astraux, voleurs de vie terrestre, violeurs d’enfants, parfois, croyants absurdes et perdus livrant à tous les autres vos destins ridicules, je vous plains, je vous hais, j’ai une envie furieuse de vous massacrer quand vous passez près de moi.
Quand vous venez à moi ?
Plus encore !
Je vous atomiserais façon puzzle.
Mais je ne suis pas en état, pas maintenant, pas de suite. Alors, je menace le grand vendeur con d’absolu sur trente ans :
- Le sais-tu que mon poing peut aller sur ton nez ?
Répartie assez faible mais qui rend quelques secondes, juste quelques secondes, incrédule le couple abscons des gêneurs absolus. Je tente de boucler, pour ma paix intérieure, la porte bleu-bretagne de ma petite demeure, non sans commettre avec un délice profond une sorte de bel alexandrin qui, par un effet qu’on pourrait m’expliquer, fait bouger mes boyaux dans le sens généralement prescrit.
Mon ventre se secoue et tremble et s’agite.
C’est un Big-One !
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D’un coup d’un seul, une liquéfaction sublime s’opère et une bulle de gaz énorme, magistrale, titanesque, se fraye un chemin vers sa sortie normale. Elle bouscule tout sur son passage, compresse et pousse mes soucis trop gastriques vers le plus bas orifice que ma mère m’a donné.
Je ressens tout cela et mes muscles mollissent, mon être entier frémis, se détend et se pâme, alors que j’ai en main la poignée de ma porte.
Je la lâche bien vite pour ôter sans détour les quelques pauvres linges qui couvrent mon fondement.
Je saute comme un athlète de l’entrée sur le trône et y atterris bien, à peine une seconde avant que ne commence mon dégazage divin.
C’est en souriant de grimaces parallèles, que j’émets des bruits incroyables, des glou-glous et des ploufs, des grands « han ! » et des « oh ! ». J’expulse un pet de deux minutes trente, long râle puant de mon ventre endolori. Je souffle, je siffle, je grogne, je suis une bête terrible, un monstre, un dragon écumant, un varan, un Vésuve crachant.
En cinq minutes je perds dix kilos en un long jet unique.
Quelques mouches affolées se suicident en vol et choient sur le lino pour ne plus se relever.
Oh ! Bonheur !
Et puis, cela finit, je renais. Je suis fier, je suis homme à nouveau.
Je m’essuie. Encore et encore.
Avec félicité, je trucide deux rouleaux de papier parfumé.
Avec de l’amour, presque, je tire mille fois la chasse et vois partir bien loin mes bouchons anonymes.
Je vide une, puis deux, puis trois bombes à la menthe, au citron et au vague varech, le tout sans CFC.
Je me déplie enfin. Je me dresse. Je suis grand. Je suis fort. Nul ne peut me chasser.
Plus de lourdeur, plus de douleur. Juste un vague mal de crâne, mais ce n’est rien du tout.
Je sors de mes « wa-wa » et les contemple, heureux, jouisseur, tel un débile Néron devant sa Rome en flamme.
Je vais vers mon salon pour prendre une cigarette et vois la porte d’entrée restée ouverte, sans que je me rappelle pourquoi elle est ainsi.
Je vais pour la claquer et vois mes deux petites choses de tout à l’heure, agenouillées, priant, mains jointes, yeux clos, l’un en face de l’autre.
Ils sont risibles. On dirait des serre-livres inutiles.
- Vous êtes encore là ?
Je les entends à peine, ils marmonnent des trucs, des prières, des pardons, des avés, des paters très noster et autres latineries, enfin, je crois, je ne comprend pas les langues mortes et les aime bien vives et fureteuses.
La femme, enfin, ce qu’elle pourrait être si elle n’était bigote, me regarde comme Lazare découvrant une gare, ou Jésus, ou je ne sais quoi d’autre de mystérieux et terrible à la fois. Elle tremble, blême, elle a vu le démon !
Mon voisin Bruno, qui aime tout chez moi, ces femmes qui se douchent la fenêtre ouverte l’été venu à quelques mètres à peine de ses yeux aiguisés, mon alcool et mon vin, mes chaises de jardin,... qui est un vieil ami, de l’école communale, passe en voiture et me salue.
Intrigué par le spectacle offert, il accourt avec une envie folle de partager ma dernière excentricité.
- Salut. Ca va ?
Je touche mon ventre.
- Mieux, bien mieux.
- Ah ! Et ça ?
- Ca ? C’est des priants. Mais s’ils ne dégagent pas dans la minute, j’en fais des gisants.
- Je peux t’aider ?
- D’accord, mais un peu seulement.
Puis, alors qu’ils s’enfuient à petits pas pressés, nous leur jetons des pierres.
- Ils bougent vachement.
- C’est pas facile de les avoir.
- Mouche !
- Tu triches. Tu as toujours triché. Vieux salaud.
- Petit merdeux !