Une petite pluie fine tombe sans discontinuer sur Brest depuis la veille au soir.
La rue de Pontaniou, autrement dit la rue de la prison, de mauvaise réputation dans toute la région, semble en ce matin de Février encore plus lugubre qu’à l’habitude.
Onze heures sonnent à l’église la plus proche. La petite porte de la maison d’arrêts s’entrouvre, laissant sortir un homme ; la cinquantaine grisonnante, une petite valise à la main, il se retrouve sur le trottoir, relève le col de sa veste, fait quelques pas puis se fige. Ivre de cette liberté retrouvée, il se dirige, d’un pas mal assuré, vers le seul lieu de vie qui se présente à lui, le café-tabac dont l’enseigne clignotante, « La Belle », semble lui faire de l’œil.
Celui qu’on appelait tout simplement Pierrot en taule, savoure son premier demi d’homme libre en allumant une Malboro… Vingt six ans de prison, c’est long, très long !
Et maintenant ? Chaque chose en son temps, se dit-il.
Au tintement du carillon de la porte d’entrée, il tourne machinalement la tête.
Bonjour tout le monde !
Un vieil homme s’approche lentement du comptoir, commande un café et lui sourit gentiment.
Sale temps ce matin, et la météo n’est pas optimiste ! Faudra faire avec…
Pierrot l’observe sans lui répondre mais le vieil homme, revenant à la charge après avoir jeté un coup d’œil à la valise, lui demande sans malice :
Je ne veux pas être indiscret mais… vous sortez d’en face ?
Ouais, mais en quoi ça vous regarde grand-père ?
Le vieux baisse les yeux vers son café fumant avant de répondre :
Je disais ça comme ça… J’en ai tellement vu des gars comme vous que je sais les reconnaître... Je n’ai jamais fait de taule, mais je peux comprendre !
Comprendre ? Non, vous ne pouvez rien comprendre. Faut y avoir goûté pour se faire une idée de ce qui se passe là dedans. Moi, je sais ; je viens d’y passer vingt six ans !
Oui, sans doute ! Vous m’êtes plutôt sympathique, si je peux faire quelque chose pour vous aider, n’hésitez pas ! Je m’appelle Marcel et je vis seul depuis la mort de ma pauvre femme, alors quand je peux dépanner…
Pierrot le dévisage, surpris, avant de lui répondre :
Laissez tomber ! Je vais me débrouiller ; doit bien y avoir des hôtels dans le coin.
Çà oui ! Un hôtel, vous trouverez toujours mais ce n’est pas donné. Je ne veux pas insister mais, au fond de mon jardin, je possède un petit studio inoccupé où vous pourriez au moins passer la nuit … gratuitement, ça va de soi ! Je vis en bordure de la ville, un endroit très au calme ; sûr que personne ne vous réveillera demain matin, ça je vous le promets ! C’est vous qui voyez !
Marcel termine son café puis se dirige toujours aussi lentement vers la sortie.
Allez, salut la compagnie !
Au dernier moment, avant que le vieux ne sorte, Pierrot réagit :
Monsieur… Marcel ! J’ai réfléchi ! OK ! Pour une nuit, le temps de me retourner, j’accepte… pour le studio ! Si ça tient toujours…
Un sourire illumine le visage du vieil homme.
A la bonne heure ! Voila une sage décision ! Et bien, si vous avez terminé votre bière je vous emmène ! Ma 4L est garée tout à côté du marché, pas bien loin.
La petite voiture d’un autre temps quitte la ville et Marcel engage la conversation.
Ca ne me regarde pas, mais qu’est ce qui vous a conduit à purger une peine aussi longue ?
Une connerie de jeunesse ! Une histoire de nana qui a mal tourné ; j’ai été accusé de meurtre mais, c’était plutôt un accident ! Une vieille histoire que tout le monde a oubliée !
Un accident ? Bon, si tout le monde a oublié, n’en parlons plus !
Et vous envisagez quoi pour la suite ?
Je sais pas bien encore ! Enfin, je vais vivre, quoi… C’est pas trop tôt !
Ben oui ! Vivre… C’est pour ça qu’on vient sur terre !
Après avoir parcouru quelques kilomètres en rase campagne, la voiture emprunte un petit chemin de terre avant de se garer devant une maisonnette.
C’est vraiment isolé chez vous Marcel ! Vous n’avez pas peur, seul dans ce coin perdu ?
Peur de quoi ? Non ! A mon âge, quand on traversé les épreuves que j’ai connues c’est un autre sentiment qui vous anime et vous ronge à la fois, mais ça serait trop long à expliquer… du moins pour l’instant !
Les deux hommes mettent pied à terre. Pierrot, muni de sa petite valise, observe les alentours ; un véritable désert, pense–t-il en lui même.
Après avoir déposé ses courses, Marcel revient vers lui, une clé à la main.
Venez, je vais vous montrer vos appartements ; c’est au bout de l’allée, derrière la haie.
Ils arrivent rapidement devant une construction en préfabriqué, genre petit chalet de bois à monter soi même.
Voila, ce n’est pas du grand luxe mais pour une nuit vous y serez bien ! Ce soir je m’occuperai du chauffage ! Installez vous, je reviens dans quelques minutes.
Marcel s’éloigne, toujours clopinant, tandis que Pierrot découvre les lieux.
Un lit métallique, une chaise et une étagère murale composent le mobilier ; un lavabo surmonté d’une glace fait office de cabinet de toilette.
Vraiment le minimum, marmonne-t-il ! Pourvu que le vieux songe au chauffage.
T’inquiète pas pour le chauffage, Pierrot, lui répond Marcel, debout dans l’encadrement de la porte, un fusil de chasse dans les mains. Je m’en occuperai le moment venu !
Interloqué, ce dernier se retourne. Le vieux l’a appelé par son prénom.
Ne bouge pas Pierrot Castera, c’est du plomb pour sanglier qu’il y a là dedans ! Ne défais pas ta valise, tu n’en auras pas besoin !
Tu ne me remets pas ? Ben oui, après toutes ces années ! Jean Douguet, le père de la nana « accidentée » voila vingt huit ans !
Depuis cette époque j’attends ce face à face ! Il était temps que tu sortes, je commence à vieillir.
Pierrot, livide, fait un pas en avant. Une détonation claque et il s’écroule en hurlant, un genou explosé par la chevrotine.
Arrêtez ! Vous êtes fou ! J’ai payé ma dette à la société… vous ne pouvez pas faire ça !
Je saigne, je saigne… je vais crever !
Jean lui jette un chiffon, puis tout en rechargeant son fusil, lui dit :
Fais-toi un garrot à la cuisse ! Tu vas crever, c’est vrai, mais avant je veux que nous ayons une petite conversation en tête à tête.
Aux Assises, durant le terrible procès des deux pourritures qui ont foutu ma vie en l’air, je ne vous ai jamais quitté des yeux et j’ai juré d’avoir votre peau. Toi et ton copain avez violé, torturé, saigné, comme tu l’as dit toi-même, puis brûlé ma fille Catherine qui ne demandait rien à personne, si ce n’est le droit de vivre. Elle avait vingt ans. Trois ans plus tard, ma femme est morte de chagrin.
J’ai suivi ta « carrière » carcérale, d’année en année. Je savais, par mon avocat, que tu finirais ta peine ici, tout comme ton acolyte qui lui a été libéré il y a deux ans. Alors, voila quelques années, j’ai traversé la France, puis j’ai acheté cette petite maison, loin de tout… mais près de toi et de ton copain, et j’ai attendu, patiemment. La presse ayant annoncé ta prochaine libération, j’ai surveillé les sorties
Pierrot Castera, souffrant horriblement de sa blessure, essaie malgré tout de se justifier.
Nous étions jeunes, c’est une connerie ! Et puis, c’est mon copain Pascal qui m’a entrainé ; sans lui, je n’aurais jamais touché à votre fille ! C’est lui le premier responsable et aujourd’hui il est libre. Vous feriez mieux de vous occuper de lui… Aïe, putain, je souffre ! Faites quelque chose, je perds tout mon sang !
Pour ton copain, je te rassure ! Voila déjà deux ans qu’il pourrit sous cette cabane où nous sommes actuellement. Lui non plus ne savait pas où aller en sortant de taule.
Lui non plus n’a pas eu le temps de défaire sa valise ; on a parlé, il m’a tout expliqué !
Je l’ai tué sans regrets, enterré ici au fond du jardin avant de bâtir, sur sa sépulture, cette baraque dans laquelle je te parle en attendant que vienne ton tour, car pour toi j’ai prévu un autre scénario.
Ton copain Pascal, il ne valait pas beaucoup mieux que toi ! Après toi, et comme toi, il a violé puis tenté d’étrangler Catherine ! Comme elle vivait encore, toi, tu l’as poignardée plusieurs fois, jetée dans le coffre de sa voiture avant d’incendier cette dernière.
Était-elle vraiment morte à ce moment ? On ne le saura jamais… Parait, d’après ce qu’il m’a dit, que ton pote ne voulait pas la brûler, mais, le chef, c’était toi !
Aux Assises tu as fait montre d’indifférence, d’arrogance, sans la moindre compassion, sans le moindre remords, sans un mot de pardon envers nous, les parents de ta victime. Aujourd’hui, vingt six ans plus tard, as-tu quelque chose d’autre à me dire ?
Pierrot Castera n’est plus qu’une loque. La peur déforme son visage, la sueur perle à son front et il grimace sous l’effet de la douleur.
Rien, je n’ai rien à dire ! Si vous me tuez vous finirez en taule et ça ne ramènera pas votre fille ! Appelez un médecin, je dirai que c’est un accident… on sera quitte !
Quitte ? T’es vraiment irrécupérable Pierrot ! J’ai 75 ans ! La taule, je m’en balance, la vie est derrière moi ! Ces années que tu viens de passer en prison, ce n’était qu’un sursis que tu dois à Monsieur Badinter. Il a fait abolir la peine de mort deux ans avant ton procès, et, vois-tu, à l’époque j’étais en plein accord avec lui.
Imaginer le claquement de la guillotine qui coupe un homme en deux dans une cour de prison par un petit matin blême, ça m’était insupportable.
Et puis, il y avait toujours le doute de l’erreur judiciaire qui me confortait dans mon opinion. Tant que ça ne touche que les autres, ceux que l’on ne connaît pas, c’est le raisonnement que tient tout individu civilisé et normalement constitué…
Et puis, un soir, ma fille n’est pas rentrée. Quelque temps plus tard, on a retrouvé son cadavre calciné dans le coffre de sa propre voiture… et puis ses meurtriers, et là, il n’y avait pas de risque d’erreur !
Une larme coule sur le visage du vieil homme avant qu’il n’ajoute :
Ce matin, au café, tu m’as appelé grand-père ! A tort…
Nous n’avions qu’un enfant, cette fille que vous avez massacrée… alors, tu comprends, je n’ai jamais eu de petits enfants.
Encore un mot et je te laisse ; tu m’as dit toi même que la prison, on ne pouvait pas la comprendre sans y être passé. Le brasier, ça doit être la même chose !
Quand je mettrai le feu à ce petit bungalow, construit spécialement à cet effet, tu auras quelques secondes pour songer à ma Catherine, pour imaginer ce qu’elle a subi et pour lui demander pardon… mais ça, j’en doute !
Sur ces derniers mots, le vieil homme se saisit d’un bidon d’essence et le vide sur le sol, insensible aux supplications du blessé, terrorisé, qui tente de se traîner vers la sortie.
Il jette le bidon vide à l’intérieur de la cabane, relève le canon de son fusil et tire une seconde fois au niveau des jambes. Un hurlement de douleur suit la détonation.
Alors, calmement, en regardant dans les yeux le meurtrier de sa fille, il quitte la cabane à reculons, puis allume son vieux briquet à mèche qu’il jette par la porte ouverte du local en bois.
Encore quelques cris puis le crépitement d’un feu de bois.
Tournant le dos à l’incendie, il se dirige vers sa vieille 4L, s’installe au volant, puis, sortant de la boite à gants la photo d’une jeune fille souriante, il lui dit :
Voilà, ma Cathy ! On a attendu longtemps mais tout est réglé ! Allons voir les gendarmes !
Avril 2009