L’été austral est en ses débuts, tandis que l’an 1848 touche à sa fin.
Bercée par le léger roulis de sa victoria, Madame de *** rêvasse, les yeux mi-clos. Les plis de sa robe de soie envahissent la caisse du petit cabriolet. Elle sourit de l’air emprunté de son époux, qui semble surnager gauchement parmi le flot de dentelles et de rubans.
Celui-ci adresse un ordre bref au cocher, qui émet un claquement de langue. Aussitôt le cheval ralentit son allure.
Vous semblez soucieux, mon ami, dit Madame de ***.
Je crois qu’il y a de quoi l’être, très chère. Cette proclamation du gouverneur Sarda Garriga (je vous accorde qu’on ne pouvait que s’y attendre), cette proclamation, cependant, va provoquer un véritable cataclysme. Rendez-vous compte que, dans toute l’île, plus de soixante mille individus se trouvent du jour au lendemain libérés de tout lien…
Ce lien porte un nom : servitude. Ou pour dire les choses plus franchement : esclavage !
Chère amie !
Mais quoi, « chère amie » ? Je sais que vous n’aimez pas entendre ce mot, Louis-Edouard, mais les cinquante-six hommes, femmes et enfants qui vivent sur la propriété, qu’étaient-ils jusqu’à ce jour, sinon vos esclaves ?
Ce sont aussi les vôtres, Sophie.
Je ne m’en suis jamais considérée comme propriétaire et vous le savez fort bien. Je ne suis pas comme ma sœur Béatrice, qui a épousé ce Russe et ne cesse, dans ses lettres, de se vanter des centaines d’« âmes » qu’elle possède dans ce pays de loups.
Il s’agit bien de votre toquée de sœur et de ses moujiks.
Par grâce, mon ami, faisons la paix : nous fêtons Noël dans quatre jours.
J’aurais dû écouter ma pauvre mère : « N’épouse jamais de Parisienne, elle te fera voir la lune en plein jour. »
Madame de *** éclate de rire. Un rire de femme heureuse, jeune, belle, riche. Un rire qui rassure son époux, qu’il aime entendre. Son rire meurt doucement, mais elle continue à sourire, en regardant son mari de l’air un peu absent que lui donnent ses beaux yeux gris doux et rêveurs.
Elle regarde ce visage fatigué de planteur accablé de soucis et désormais en proie à une peur sourde, une hantise rampante. Et si, la liberté accordée, « ils » en profitaient pour se payer de retour ? Ou pour s’abandonner à l’esprit de revanche ? Qui sait, un cataclysme est peut-être à leur porte ?
Ah, et quand bien même ? se dit Madame de ***. Ce cataclysme, je l’ai appelé de mes vœux. Tout ce que j’ai vu, depuis que je suis arrivée sur cette île : les corvées interminables, le fouet, les chaînes, le mépris, la saleté et l’ignorance sciemment voulues, ces mères à qui l’on arrache leurs enfants, et ces enfants qu’on laisse aller nus et qu’on néglige de nourrir tant qu’ils ne travaillent pas… Quel sera le prix à payer ? Il y a toujours un prix à payer…