Milord TOTO
Je ne sais pas si l’aventure que je vais tenter de vous faire partager peut être considérée comme une nouvelle, mais c’est en tous les cas une histoire vraie. Elle s’est déroulée dans les années 1970, à Carthage, en Tunisie, tout près d’un site touristique très fréquenté, appelé les thermes d’Antonin, qui fait partie de la grande richesse de ce pays en vestiges de l’époque romaine.
Mes enfants, maintenant très largement adultes, avaient à l’époque 13, 12, 9 et 8 ans.. Ils vivaient une enfance merveilleuse dans un pays splendide, riche d’histoire, dont la population chaleureuse accueillait les étrangers avec amitié et générosité.
Mon mari, chasseur, plus pour se promener et admirer la nature que pour abattre des animaux, participa un dimanche, dans le bled, à une battue au sanglier. Une laie fut malencontreusement tuée, laissant au sol un petit marcassin, ravissant, tout de rayures vêtu, perdu comme tout enfant peut l’être lorsqu’il est séparé de sa maman. Mon fils aîné ne résista pas à ce spectacle et exigea que l’on ramenât le petit orphelin à la maison, refusant d’abandonner à son triste sort la petite bête, pourtant déjà bien vive. et peu désireuse, semble-t-il, de se lier d’amitié avec la gent humaine assassine. C’est ainsi que nous fîmes la connaissance de Milord Toto, comme nous l’appelâmes désormais..
Nous lui installâmes dans le jardin un petit enclos, abri précaire dont les clôtures grillagées ne résistèrent pas longtemps à son indomptable énergie et à sa volonté bien ancrée de fuguer.. Ce désir de liberté, cette farouche certitude qu’il lui fallait échapper aux contraintes que l’on prétendait lui imposer se manifesta immédiatement. Il n’avait que quelques jours, mais il tenta séance tenante de creuser avec son petit groin un passage libérateur.
Le biberon ne fut qu’une brève étape dans son alimentation. Les coups de boutoir que Milord Toto nous donnait finirent par nous meurtrir les bras. De plus, il était insatiable. Nous passâmes vite de la petite casserole à une grande bassine. Les enfants ne se lassaient pas de le contempler, regrettant de ne pas pouvoir lui faire partager leurs jeux ; Les copains affluaient à la maison pour rendre visite à notre petit pensionnaire..
Malheureusement, le trop plein de forces et la belle santé de ce jeune énergumène refusèrent bientôt de se satisfaire de ces quelques mètres carrés de terrain de sport. Il testa à plusieurs
reprises le reste du jardin, par chance bien fermé par un grand et solide portail en bois et un mur de bonne hauteur. Il « brouta » et laboura le gazon, anéantit les fleurs, dégusta les fruits qui jonchaient le sol. Nous réussîmes à lui faire réintégrer, avec difficulté, son domaine réservé personnel, ce qu’il ne sembla pas apprécier.
Lorsque notre jardin fut devenu un champ de ruines, un désert stérile, sans herbe, sans fleurs et sans fruits, les arbres ayant perdu toutes leurs branches basses grignotées par notre petit vandale, il nous fallut bien commencer à nous interroger sur l’avenir de notre charmant voyou. Il dût nous entendre penser et réfléchir et se dit qu’il valait peut-être mieux prendre les devants sans attendre notre décision. Craignant de finir en ragoût ou en terrine, il prit un jour la poudre d’escampette, profitant d’un moment d’inattention, qui nous fit oublier de fermer le portail
Nous essayâmes séance tenante de le retrouver, en vain. Malgré nos efforts .quotidiens, durant plusieurs jours, nos recherches furent infructueuses.. Elles se devaient d’être discrètes, dans l’impossibilité où nous étions de prétendre auprès des gardiens des Thermes que nous avions perdu un ami sanglier. Ils nous auraient pris pour des fous. Les thermes d’Antonin étaient très vastes. Ils accueillaient chaque jour des centaines de visiteurs. C’est là que Milord Toto choisit de se réfugier pour y poursuivre son existence dans un lieu nettement plus à sa mesure et plus confortable que le minuscule terrain que nous lui avions réservé, et plus sûr que d’éventuelles préparations culinaires.
Nous eûmes régulièrement des nouvelles de Milord Toto, par des touristes qui racontaient leur mésaventure, affolés, persuadés qu’ils avaient rencontré un monstre noir dans les allées ombragées du parc. Car l’évadé avait grandi et pris du poids. Ce n’était plus un petit marcassin relativement désarmé. Nous sûmes que c’était devenu un mâle puissant et splendide de plus de 80 kilos. Imaginez que vous voyiez surgir des fourrés une grosse bête. Il y a de quoi avoir une certaine inquiétude, une belle frousse même !!
Cela dura quelques mois, puis nous dûmes rentrer en France, abandonnant définitivement Milord Toto. Nous lui souhaitâmes longue vie et un avenir serein sur les terres tunisiennes, désolés de ne pouvoir lui venir en aide par delà la Méditerranée. Nous apprîmes plus tard par des amis que Milord Toto avait fait beaucoup de dégâts et provoqué de belles frayeurs, dont les touristes se souviendront longtemps. Il avait été décidé de mettre fin à ces exactions. Une battue comme celle qui avait vu le départ de sa mère fut organisée. Le bruit court que Milord Toto passa de vie à trépas glorieusement, sous les balles de chasseurs qui ne connaissaient rien de son histoire, ni de la place qu’il occupait dans la mémoire de mes enfants. Ils tuèrent tout simplement un sanglier.
Nous pensons souvent à lui et en parlons souvent. Même mes petits enfants aiment les aventures de Milord Toto, mais peut-être ont-ils quelques difficultés à admettre que c’est réellement une vraie histoire vraie. Mais vous pouvez me croire et je dois même posséder quelque part une photographie qui a immortalisé notre seigneur des forêts, Milord Toto.