Il pleut depuis hier soir. La terre est lourde comme une éponge gorgée d’eau. Les arbres n’en peuvent plus de toute cette pluie qui se déverse du ciel. Pelotonnée dans mon kaba* sur la terrasse, j’attends depuis ce matin que les premiers rayons de soleil transpercent enfin cette grisaille. Un espoir mince mais bien réel me fait penser que cela ne saurait tarder car quelques pépiements d’oiseaux se font enfin entendre et le rythme des gouttes a bien ralenti. Juste un peu de patience, le ciel s’éclaircit…
Je baisse les yeux sur la première page du cahier que je tiens entre mes mains. Elle est un peu jaunie mais les mots m’interpellent encore :
25 décembre 1998
« J’écoute
C’est bien moi
Je suis seul(e) sur la route
Mon passé sur le dos
Dans ma gorge enflammée un bouquet de sanglots »
René Guy Cadou
Ce sont les seuls mots écrits le jour de Noël 1998 pour inaugurer ce cahier. C’étaient ceux qui traduisaient le mieux mon état de convalescente de la vie à ce moment. Tout était encore si fragile au fond de moi qu’il m’était difficile de formuler quoi que ce soit.
Depuis le début de cette même année, une idée m’avait trotté dans la tête : j’avais envie d’écrire, tout et n’importe quoi. Il fallait trouver le cahier adéquat. Plus les jours passaient, plus cela devenait une obsession. J’avais une idée précise. Il devait être assez gros sans être volumineux, de grand format, à petits carreaux et avec une couverture cartonnée épaisse, agréable à l’œil et au toucher. Début octobre, la rentrée scolaire ayant réapprovisionné les rayons des commerçants en papeterie, j’ai déniché celui qui répondait à mes désirs. Première étape franchie, je pouvais enfin à loisir le toucher, l’ouvrir, sentir l’odeur des pages neuves. Ce n’était qu’un cahier ordinaire mais il avait pris une grande importance et, cérémonieusement j’ai inscrit la date : 9 octobre 1998 et le lieu de l’achat sur la page de garde. Tanga, mon compagnon de route sur le chemin de la vie, n’avait pas fait de remarque à ces agissements qu’il devait trouver assez étranges. Nous avions l’habitude de respecter les fantaisies de chacun tant qu’elles ne mettaient pas en péril notre équilibre de vie.
Quelque chose commençait pour moi, je ne savais pas encore quoi, mais c’est certain, je saurais. J’avais maintenant une plage infinie de temps devant moi. J’ignorais alors que le destin était en marche et qu’il s’apprêtait à tourner une page de ma vie sans mon assentiment.
Nuit du 25 au 26 octobre 1998
Quelle heure est-il ? 4 h… 5 h… ? Quelle importance maintenant. Depuis que la sonnerie a retenti au portail à deux heures passées, il m’a semblé vivre chaque minute au ralenti. Une part de moi observait pendant que l’autre subissait de plein fouet la tornade qui venait d’emporter Tanga.
Ce dimanche s’était écoulé comme des milliers d’autres. À l’abri des contraintes extérieures, nous avions « rechargé nos batteries » en vivant chacun à notre rythme. Tanga avait élagué quelques plantes envahissantes dans le jardin. La saison des pluies venait de se terminer. Vers 17 h, après s’être reposé, il était sorti se dégourdir les jambes. J’ai fermé le portail derrière lui. « J’arrive » a-t-il dit. Sous-entendu : « Je n’en ai pas pour longtemps, je reviens ».
Moi ? j’avais dû passer mon temps avec ces mille et une choses de la maison qui sont un excellent dérivatif à la pression d’un travail où arrivent à flots des urgences à traiter. Soko, l’enfant que nous avions recueilli à l’âge de cinq ans, étudiait dans sa chambre. Il venait d’entrer à l’I.U.T. et semblait bien décidé à réussir sa première année.
Seigneur ! Combien de fois ai-je repassé dans ma tête le film de cette journée somme toute banale ? J’ai fait défiler les images à l’endroit, à l’envers, avec même des pauses, à la recherche d’un détail qui aurait pu nous avertir et changer le cours des événements qui allaient suivre. Mais, rien ! Aucune anomalie, aucun pressentiment.
La pendule sonne la demie d’une heure qui ne m’intéresse plus. Nous sommes assis dans la pénombre du salon, Kingué, Soko et moi, silencieux, immobiles, plongés chacun dans nos pensées. Nous revenons de la morgue de l’hôpital. Tanga est couché là-bas, enveloppé d’un drap, à même le sol de ciment. La chambre froide n’ouvre qu’à huit heures nous a-t-on dit. Quelqu’un m’a tendu ses chaussures. Je les ai prises, sans rien dire, sans une larme, tétanisée. Tous avaient l’air de savoir ce qu’il convenait de faire. Kingué, que Soko était allé chercher, avait pris les choses en main. Il est encore jeune mais c’est un homme, il sait quelles sont ses responsabilités face à cette situation. Je me suis laissé conduire au taxi qui nous a ramenés à la maison. En passant devant l’ouverture près de laquelle est couché Tanga, j’ai fermé les yeux : « Ne t’inquiète pas mon cœur, je reviens ».
Il fait nuit. La rue est déserte, le quartier sombre et paisible.
Assise dans le fauteuil, le front dans les mains, les images défilent : la foule dans la rue, tous les visages tournés vers moi lorsque je suis arrivée sur place, les murmures, la petite phrase du commissaire de police : « Votre mari est mort ! » Tanga, étendu sur le dos, son visage… les yeux entr’ouverts, une écume jaunâtre sortant de ses lèvres et de l’une de ses narines. Je lui ai chuchoté à l’oreille « Où es-tu parti ? ». Le silence de son corps lorsque j’ai posé ma tête sur sa poitrine. Ce silence… je peux encore l’entendre aujourd’hui lorsque je replonge dans ce passé douloureux.
Assise sur le sol, près de lui, j’ai pris l’une de ses mains dans les miennes, contre ma joue et je suis restée là, figée, sans un mot, sans un sanglot. Les personnes présentes avaient formé un cercle autour de nous deux. Aucune n’est venue me déranger : on attendait la famille. C’est Soko qui m’a sortie de cette léthargie dans laquelle je m’étais réfugiée. J’ai su alors que je pouvais laisser emporter Tanga. La douleur et les larmes sont arrivées. Soko m’a prêté son épaule pendant que Kingué s’occupait de tout.
La lumière tamisée de la lampe éclaire faiblement. Je ne sais plus qui je suis, où je suis. Seul le battement de l’horloge arrive jusqu’à moi. Cette horloge chinoise, en bois laqué noir, achetée aux enchères par Tanga à notre arrivée dans cette ville. C’est elle qui a rythmé tous nos instants de vie depuis octobre 1976. Il n’y a plus qu’elle. Dehors le silence. Dans mon cœur le vide. J’ai froid. J’ai peur. Tout s’est arrêté. Je suis là, perdue, l’âme recroquevillée.
Après un temps je me redresse et mes yeux se posent sur mes compagnons. Ils me regardent, sans bouger. Que pensent-ils ? Peut-être préfèreraient-ils me voir crier, pleurer ? Ils sauraient alors quoi faire et quoi dire. Mais nous devons retourner à la morgue où Tanga nous attend. Je dois m’assurer qu’il est en sécurité. Quelqu’un m’a dit sur place que la police judiciaire avait pris une bouteille de jus de fruit et le verre dans lequel il avait bu. Le mot « poison » a été prononcé. Une réquisition a été faite au médecin légiste de l’hôpital pour une autopsie. Tanga ne m’appartient plus… Tout un processus a été enclenché et nous ne pouvons que nous effacer.
Silence… Vide…
Même l’air semble manquer. Est-ce que je respire encore ? Soudain, mon esprit errant dans le vague rencontre Françoise, notre fille, partie étudier en France depuis quatre ans. Mon Dieu ! Comment lui dire ? Elle est si loin ! Et j’ai alors besoin d’elle, d’entendre sa voix, de m’accrocher à son regard. Tout se remet en place.
Il va falloir appeler Françoise.
Tu veux que je le fasse ? me dit Kingué, soulagé de me voir parler.
Non, je le ferai tout à l’heure, ce n’est pas la peine de la réveiller maintenant. Autant la laisser finir sa nuit de sommeil.
Bon, je vais rentrer et prévenir tout le monde, ça va aller ?
Oui, ça va
Sans plus d’explication, il s’en va. Le changement a dû se voir sur mon visage et il a compris qu’il pouvait me laisser seule avec Soko. Tant de messages passent ici en dehors des paroles.
Faut-il encore revenir sur cette longue nuit ? Non, pas tout de suite car, bien que le temps ait passé, je risque fort de m’engloutir dans une douleur qu’il me sera difficile de canaliser. Seul Tanga avait réussi à apaiser et neutraliser cette souffrance enfouie et muselée au plus profond de moi depuis si longtemps. Mais elle est revenue, tapie, prête à me submerger au moment où je m’y attends le moins.
La première fois que Tanga en avait été témoin, c’était peu de temps après notre rencontre. Nous habitions un studio à Aubervilliers. C’était un dimanche après-midi. Il adorait écouter Jim Reeves, chanteur américain que je découvrais. L’un des morceaux, je ne sais plus lequel, a déclenché en moi la montée de l’émotion et de l’angoisse. J’ai essayé de lutter. Impossible. Je me suis abîmée dans un torrent de sanglots et de larmes. Tanga ne comprenait pas, il était désemparé. J’avais beau lui dire que ça allait passer, qu’il n’y était pour rien, que cela m’arrivait de temps en temps. Il me regardait, perplexe, impuissant.
Puis tout s’est calmé, comme les vagues qui se retirent lorsque la marée descend. Nous avons parlé et je me suis reposée. Plus fin psychologue que n’importe quel homme de ce métier, sans me forcer, sans me brusquer, il m’a laissé aller à mon allure et ces effondrements se sont arrêtés d’eux-mêmes sans que je ne fasse aucun effort. Il était là seulement, tellement présent, à chaque instant, si solide et rassurant, que tout ce passé si lourd à mon cœur s’est estompé. J’ai enfin pris part à la vie avec lui et jamais plus cela ne s’est reproduit durant notre vie commune.
Les larmes que j’ai versées lorsqu’il s’en est allé étaient d’une autre nature. C’est à l’arrivée de Françoise, à l’aéroport, que j’ai lâché prise. Il semblait qu’on avait arraché un morceau de mon cœur. Je le ressentais ainsi, physiquement. Ma vie s’écoulait par cette déchirure en un flot continu que je n’avais plus la force d’arrêter. J’écartais instinctivement et parfois vivement de mon chemin tout ce qui était triste, sombre et compliqué. J’étais assoiffée de lumière et de sourires. Tout était autour de moi, à la maison, au bureau. Il suffisait de tendre la main pour recevoir et c’était un baume si doux sur ma blessure.
Avec les Africains, tout était simple. Je pouvais parler de ce que je ressentais, raconter mes rêves, pleurer mais aussi rire. Toutes ces personnes qui m’entouraient me comprenaient, m’assuraient que c’était normal et que tout cela allait passer. Elles me parlaient pour m’amener vers des choses agréables, parfois drôles mais aussi plus sérieuses. C’est grâce à elles que j’ai réussi à arrêter l’hémorragie de mon cœur et à reprendre contact avec le quotidien. Pas un seul instant je ne me suis sentie abandonnée pendant cette période, même après le départ de Françoise.
Avec les Européens que je rencontrais au bureau c’était différent. Ils avaient des difficultés à communiquer avec moi en dehors des nécessités du service. Ils semblaient si mal à l’aise à côtoyer la réalité de la mort. À la limite je devenais gênante. C’était à peu près comme si j’étais porteuse d’un méchant virus et qu’il ne fallait pas trop m’approcher. La communication était pourtant essentielle et vitale pour moi en ces moments.
Et il y a eu cet oiseau bleu…
Après le départ de Kingué, j’ai demandé à Soko ce qu’il souhaitait faire car la journée allait être éprouvante à la maison. Il a préféré aller à l’I.U.T. et se plonger dans le travail pour essayer, je pense, d’effacer les images traumatisantes de la nuit que nous venions de vivre. Pendant qu’il se préparait, je suis allée faire du café dans la cuisine, la gorge serrée, les larmes coulant sur mes joues et en musique de fond dans ma tête, comme un disque rayé, une litanie : Tanga n’est pas là, il n’est plus là, il ne sera plus jamais là, c’est fini…
Le jour se lève, les oiseaux commencent à chanter, les voitures et motos passent dans la rue. Des cris, des pleurs se font entendre, de plus en plus fort. Les proches de la famille arrivent. J’appréhendais cet instant. Pourtant, curieusement, chaque personne qui me serrait dans ses bras en pleurant semblait prendre sur elle une part de ma douleur et me soulageait. Ce monde dans la maison… Tout m’a semblé plus léger à porter. Le salon, la terrasse, il n’y avait plus assez de sièges et les gens s’asseyaient sur les marches.
J’étais retournée dans la cuisine quand Kingué est arrivé : « Le chef est là ! »
Le chef traditionnel du foyer de Tanga était arrivé. Les pleurs et les cris s’étaient arrêtés, remplacés par des chuchotements. Je suis allée à sa rencontre. Il se tenait sur le seuil. Je ne l’avais jamais rencontré et ne le connaissais qu’à travers Tanga. Comme je m’approchais, il s’est avancé et m’a saluée. Puis, les sièges du salon s’étant vidés de leurs occupants, nous nous sommes assis, lui, moi et Kingué. Il m’a demandé de lui raconter ce qui était arrivé.
Cet homme était si calme, si bienveillant, que je me suis sentie en confiance. Il paraissait avoir tout son temps pour m’écouter. Alors j’ai tout dit, en désordre certainement, mais j’ai essayé de ne rien oublier. Très attentif, il ne m’a pas interrompue.
Kingué, tu dis à tout le monde d’être chez moi ce soir. Je veux vous voir. Tous.
Ce « Tous », c’était les hommes de la grande famille, du grand foyer.
Bon, dit-il en se levant, vous me tenez informé de l’évolution et dès que vous avez le permis d’inhumer vous m’appelez. Je viendrai pour qu’on voie comment organiser le deuil.
Puis, se tournant vers Kingué il ajouta :
O sengi ? (Tu as compris ?)
Ée. (Oui.)
Je savais maintenant que tout était entre ses mains. Le soulagement que j’en ai ressenti était comme une bouffée d’oxygène. La matinée a passé, très vite. J’ai eu Françoise au téléphone… elle allait arriver, le plus rapidement possible. La plupart des gens de la famille et amis sont partis. Nous sommes retournés à la morgue pour les formalités. La mère de Kingué et Ngassè, qui était comme une grande sœur pour Tanga, nous ont accompagnés. Soko est rentré de ses cours et nous sommes passés à table. Nous devions être cinq ou six. Très peu de paroles, quelques questions, banales, nous faisions tous une pause.
C’est alors qu’en regardant par la fenêtre j’ai vu cet oiseau bleu, gros comme ma main, perché sur la clôture de parpaings, à quatre-vingts centimètres à peine de la maison. Il n’y avait aucun arbre, aucune plante à cet endroit. De l’autre côté du mur, juste un passage en terre et des cases en planches habitées. Un coup d’œil autour de la table, personne ne semblait l’avoir vu. J’ai tourné la tête à nouveau vers les nacos ouverts : il était toujours là, je n’avais pas rêvé. L’espace d’une seconde j’ai pensé à Tanga : peut-être était-ce lui qui venait s’assurer que je n’étais pas seule et anéantie ? Je sais, c’est idiot et si peu rationnel, mais je l’ai vraiment pensé. Il s’est envolé. Je n’ai rien osé dire et ai gardé cette image pour moi, avec pour la première fois depuis le début de ces événements, une sensation de douceur au cœur.
Notre maison était située dans un quartier assez animé du centre-ville et j’avais placé dans le jardin en face de la terrasse, une coupelle d’eau assez large en acier émaillé au pied de l’avocatier. Chaque matin et chaque soir, c’était un défilé de toutes sortes d’oiseaux qui venaient s’y baigner. J’affectionnais en particulier ceux qui arrivaient toujours par groupe d’une dizaine. Petits, noirs, ils étaient très disciplinés et attendaient sagement leur tour, perchés dans les hibiscus. Nous n’avions jamais vu un tel oiseau. Je l’ai revu deux ou trois ans plus tard. Était-ce le même ? Sans doute pas. C’était à environ trois kilomètres, dans un autre quartier de la ville, dans le jardin qui entourait la maison que le père de Tanga avait laissée. Secrètement, mon cœur a souri lorsqu’il s’est posé dans le goyavier.
Et il y a eu ce rêve…
Le lendemain soir qui a suivi la visite du chef traditionnel, les hommes du grand foyer sont arrivés à la maison me présenter leurs condoléances et me faire part de leur soutien. J’en ai été vraiment réconfortée. Françoise est arrivée et l’avoir à mes côtés en ces instants était un grand soulagement. Le permis d’inhumer enfin délivré et le lieu d’inhumation choisi par moi, le chef s’était chargé de tout organiser. Les jours se sont succédés : la veillée, le deuil…
Le temps passait, je devais reprendre le travail. Quelques femmes de la famille dormaient encore à la maison, dans le salon, soit sur le canapé, soit sur des nattes posées sur le sol. Depuis cette nuit où tout avait basculé, je dormais, je parlais, je mangeais comme un automate. La police judiciaire, l’hôpital, le consulat…, chaque jour il y avait quelque chose d’important à faire. Ces démarches masquaient le vertige et la panique qui me saisissaient lorsque mes pensées revenaient vers le gouffre sans fond qui m’habitait.
Ce soir-là donc, je m’étais endormie paisiblement aux côtés de Françoise. J’appréhendais la reprise du lendemain : les regards, les paroles et les non-dits. Soudain, Tanga est arrivé dans la chambre. Il se tenait au pied du lit. Je me suis levée et en me précipitant vers lui j’ai demandé :
Mais où étais-tu parti ?
Aux États-Unis !
Il s’est courbé, à bout de forces. Je l’ai pris dans mes bras et ai appelé les enfants :
Françoise, Soko, venez vite, papa est revenu, venez voir !
Ils sont arrivés tous les deux et nous l’avons entouré de nos corps et de nos cœurs.
C’est fini, nous sommes là. Viens, allonge-toi.
Avant de s’étendre sur le lit, il a soulevé un côté de sa chemise et nous a montré une blessure sur sa peau. C’était comme la trace d’une brûlure, pas entièrement cicatrisée sur le côté gauche du torse, en bas des côtes.
Je me suis réveillée. Aucun doute pour moi, Tanga était de nouveau avec nous, il avait retrouvé la maison. Fébrile, je me suis levée pour boire de l’eau. Dans le salon, tout le monde avait l’air de dormir. Je suis revenue dans la chambre, Françoise était réveillée :
Maman, est-ce que ça va ?
Papa était là, Biche. Il était ici, dans la chambre. Je lui ai parlé et il m’a répondu !
Calme-toi maman, calme-toi. Tu vas réveiller tout le monde. C’était un rêve.
Oui je sais, c’était un rêve mais c’était bien réel. Papa était là, il était si fatigué.
Oui maman, mais c’était un rêve.
Il était là, Biche, c’était bien lui…
Et les larmes sont venues doucement rafraîchir le désert de mon cœur. Françoise a posé sa main sur ma tête et a caressé mes cheveux. Je me suis rendormie enveloppée de sa tendresse et de sa douceur.
Le lendemain matin, je me suis sentie heureuse au réveil, habitée d’une quiétude si profonde que tout m’a semblé léger. J’avais même envie de sourire. Ngassè, qui avait dormi dans le salon, m’a demandé si nous avions un chien car, cette nuit, elle avait entendu gratter et aboyer à la porte de la terrasse. Au même moment, une nuée de moustiques avaient envahi la pièce disait-elle. Je l’ai regardée, sans voix, puis :
Non Ngassè, il n’y a jamais eu de chien ici, mais Tanga était là cette nuit. J’ai rêvé qu’il était revenu, vivant mais très fatigué.
Elle a hoché plusieurs fois la tête sans rien dire. Avait-elle aussi rêvé comme moi ? Ce genre de rêve qui vous laisse une impression si forte de vécu ? Je n’ai jamais su ce qu’elle a pensé en cet instant. La barrière de la langue limitait nos échanges. Pour moi c’était une évidence si extraordinaire, si incroyable, que je m’efforçais de revenir à la rationalité et de penser calmement à la situation. Mais rien ne pouvait me faire douter de ce que j’avais vu et ressenti : j’avais bien rencontré Tanga dans une autre dimension, celle du monde où il se trouvait maintenant.
Au travail, j’ai pu affronter les regards et chose curieuse, aucune compassion ou tristesse ne m’atteignait. Françoise m’avait accompagnée. J’ai pu saluer les personnes rencontrées et les remercier de leurs condoléances sans m’effondrer. Il me semblait même devoir les réconforter car elles semblaient tristes. Je m’étonnais moi-même. L’un de mes collègues européens m’a même dit : « Marilou, on dirait que vous êtes entourée de lumière. »
Cette première journée s’était donc bien passée. Le soir, une cousine est venue à la maison prendre de mes nouvelles. Je lui ai raconté le rêve et aussi l’énergie, la paix intérieure qu’il m’avait apportées. Elle a souri de façon amusée et a seulement dit :
Tu vois Marilou, chez vous (sous-entendu en Europe), on expliquerait ce rêve en disant que c’est ton désir de revoir Tanga qui l’a provoqué dans ton subconscient. Mais, ici, chez nous, il y a une autre explication. En nous quittant, Tanga a rejoint les ancêtres. De là où il est maintenant, il a senti que tu étais affaiblie et que tu avais besoin d’être réconfortée. C’est pour cela qu’il est venu te faire savoir qu’il était toujours avec toi. Ce rêve est une très bonne nouvelle et ne soit pas étonnée que cela arrive encore.
Je préfère ton explication, Caro, c’est tellement plus simple et réconfortant.
Et vous ? Qu’auriez-vous choisi ? Qui détient la vérité après tout ?
Tant de choses échappent à la compréhension des scientifiques en ce début de 21e siècle. Malgré les progrès technologiques dont nous nous enorgueillissons tant, nous avons perdu, du moins pour un bon nombre de personnes en Occident, la petite boussole intérieure qui permet à chacun de s’orienter, seul, à travers les méandres de la vie. J’ai choisi de croire à la seconde explication, peu importe ce que l’on dise ou ce que l’on pense. Je savais mieux que quiconque, ce que j’avais ressenti et aussi ce qui me convenait pour survivre. Dix ans ont passé et je sais que j’ai eu raison de faire ce choix.
Cet état de grâce n’a bien sûr pas duré les jours suivants. Françoise devait repartir en France. L’autre partie de moi-même allait se trouver à des milliers de kilomètres. Il me fallait de l’aide. Le traitement médical que j’ai suivi pendant trois mois m’a été d’un grand secours. Début juin 1999, mon père, âgé de 85 ans, s’en allait à son tour emportant avec lui toute mon enfance. Tous les chapitres de ma vie se refermaient.
Comment et surtout pourquoi continuer la route ?
Toutes ces années passées aux côtés de Tanga, je les avais vécues pleinement, sans aucun regret. À ses côtés j’avais découvert une autre façon d’appréhender et de comprendre la vie. Il m’avait libérée des entraves qui emprisonnaient mon cœur, mon âme et mon esprit. Affranchie des diktats religieux, médiatiques ou sociologiques, je n’étais plus obligée de m’aligner derrière une pensée, de me comporter selon des pourcentages statistiques ou de me dissoudre dans l’image d’un profil normatif. J’avais appris à recevoir et à donner, à aimer et à partager. C’est pour cela que j’ai continué mon chemin.
Le soleil a percé le plafond gris de nuages. La pluie a cessé. Quelques odeurs agréables arrivent de la cuisine, midi doit approcher. Je referme le cahier. Tant de souvenirs ont surgi lorsque mes yeux se sont posés sur les mots de cette première page. Tant de choses pourraient encore être dites. Je choisis de les garder au fond de ma mémoire. Ce sont elles qui font ma force et ma sérénité aujourd’hui.
Et l’oiseau bleu ? me direz-vous.
Je ne l’ai pas revu depuis longtemps mais il était bien là, ce 26 octobre 1998, sur le mur, en plein soleil, pas moins de 30° à l’ombre quand même à ce moment de la journée. Il me plaît de penser qu’il était venu m’apporter un message de réconfort au moment où j’en avais le plus besoin. J’ai envie de croire que la nature est l’amie des hommes et qu’elle peut toujours, sous une forme ou une autre, apaiser les tourments de nos cœurs lorsque nous traversons des épreuves.
Tiens, le portail s’ouvre :
Bonjour Maman ! *
Éclat du sourire, lumière dans les yeux. C’est le messager que m’apporte le soleil…
Bonjour Béma, Tu es bien courageux de sortir par ce temps.
J’avais prévu de passer vous voir tôt ce matin mais la pluie m’a retardé.
Très heureuse de te voir. Alors, comment ça va chez toi ? Ta maman ? La santé ? Le travail ?
Tout va bien Maman et grâce à Dieu personne n’est malade !
Viens, assieds-toi.
Béma est maintenant un beau jeune homme, solide et réfléchi. Je l’ai connu quand il était encore à l’école primaire. Il avait d’énormes difficultés. C’est sa grand-mère qui m’avait demandé de le prendre parmi les quelques enfants à qui j’essayais de redonner le goût d’apprendre, le soir après le travail. Il passe toujours de temps en temps, pour me saluer. Nous parlons de tout et de rien, heureux simplement d’être ensemble.
Mais, voici Téclaire qui appelle :
À table ! C’est prêt !
Béma, allons goûter ce que Téclaire a préparé aujourd’hui, je crois que ça va être délicieux, tu sens l’odeur ?
Toujours aussi gourmande Maman ! dit-il dans un éclat de rire.
Le soleil est vraiment revenu parmi nous. Sans que j’aie eu besoin de le lui dire, Téclaire a déjà rajouté un couvert et nous nous installons, bien décidés à profiter pleinement de cet agréable moment.
Ainsi s’écoulent les jours… et, parfois, vient me surprendre, un sentiment d’éternité si difficile à expliquer avec des mots. Il me semble qu’être ici, dans cette vie, n’est qu’une étape dans un cheminement dont j’ignore le début et la fin. Peut-être d’ailleurs n’y a-t-il ni début, ni fin ? Paradoxalement, cette incertitude m’apaise et je me laisse porter par le courant de la vie.
Juin 2009
* * * * * * *
* kaba : longue robe traditionnelle portée par les femmes « sawa » (région côtière du Cameroun)
* Maman : couramment utilisé lorsque l’on s’adresse à une femme plus âgée que soi.