Cet air là, il me poursuit depuis ma plus tendre enfance. Il est celui qui a
décidé de ma vocation lyrique. Un pur bonheur au quotidien, réveil du corps,
des sens, de la voix.
Je l’ai toujours chanté en Russe ou en Tchèque , qui se prêtent mieux à la
rondeur et à projection du son. C’est un air tout bête et tout simple, mais ,
comment dire, sublime.. parce que justement.. simple et ingénu ? La traduction
est celle du Russe.
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« O lune, par dessus les nuages, inonde de tes rayons les villages endormis et
les sentiers des hommes. »
Ce soir, la lune est multipliée par dix.
Dix spots qui écrasent l’avant-scène.
Les poulaillers du théatre se remplissent
Mais la volaille est dans la coulisse .
Aussi sereine
Que si on la menait à l’abattoir.
Une armée de jeunes femmes accroche- lumière s’égosille jusque dans les
toilettes dont les portes s’ouvrent et se referment en spasme à une cadence de
plus en plus rapide au fur et à mesure que se rapproche le moment fatidique.
Le fard cache mal la vasoconstriction lunaire des visages et cet éclat des
regards qui pourrait être aussi bien de la peur que le reflet d’une attente
exquise.
Le pianiste s’inquiète. Tous ces morceaux à transposer un ton en dessous. "Pour
assurer" qu’ils disent.
Elle, elle lui demande de transposer un ton au-dessus .
Le vieux monsieur la regarde par-dessus ses lunettes. Ses pensées sont si
visiblement réprobatrices qu’elles en feraient presque tomber les montures.
-Vous êtes sûre, mon petit ? Ca va vous faire une brochette d’aigus entre l’air
de Juliette et celui de Russalka..
-Non, non, ça m’arrange. Et puis ça vous fera un dièze au lieu de six bémols
-Je vois.. Raisonneuse et pas raisonnable..
A son sourire, elle sait qu’il va la pister et ne lui fera pas de cadeau si elle
se plante, mais sera le plus attentif des complices si elle se tient.
« Lune, dis moi où est passé mon seul et unique amour.. »
Cette prière, elle l’a choisie parce qu’elle la porte en elle depuis toujours,
ligne mélodique épurée, texte d’une simplicité si inhabituelle dans un
répertoire tout en effet de manches. Et puis parce qu’elle est lasse, à dix
huit ans d’être cataloguée soprano colorature, airs à cocottes, grand huit des
cordes vocales et trempoline vers le sur-aigu. Elle ne sera jamais Tosca ni
Carmen, mais.. une fois, une seule fois autre chose que ces rôles de jeunes
filles délurées, de soubrettes ou d’allumée. Une fois, une seule, un rôle
amoureux et romantique.
« Dis lui , Ô Lune que mes bras sont tendus vers lui, bien au-delà du temps et
de tout horizon. »
Quand vient son tour, elle est dans la peau de cette jeune femme naïve qui sait
que l’avenir est scellé, quelle ne reverra jamais l’homme dont elle est éprise,
mais qui tente en une prière profane le tout pour le tout.
Dans ces concours où se jouent des carrières et des années de travail et
d’espérances, tout est fait pour déstabiliser. Au premier rang, les membres du
jury , femmes pour la plupart, agitent leur éventail comme en Espagne et se
chipotent sur les performances de leurs pouliches.
Se souvenir du seul conseil qui vaille : rester droite et aimer..
« Peut-être dans son si long sommeil rêve-t-il un peu de moi ? »
Ne pas s’endormir. Mais offrir du rêve.
Le pianiste déroule les arpèges comme un long tapis, elle est déjà ailleurs,
accrochée à ce rayon de lune dont dépend toute sa vie. Lui se cale sur les
légères rotations - invisibles du public- de son visage qui scande une mesure
plus lente, beaucoup plus lente. Comme si elle devait consacrer l’éternité à
chercher cet impossible amour .
« Dis lui, Lune mon amie, dis lui que je l’aime à jamais »
Les aigus arrivent. S’ouvrir comme on accouche , laisser courir le son comme un
cheval dont le galop s’enfuit au loin, laisser le son-crinière s’accrocher aux
reliefs du théatre et rebondir d’un angle à l’autre, en le portant des bras, du
bout des doigts jusqu’au plus profond de la salle, se donner toute.
« Lune, s’il pense un peu à moi, aide le à se lever et se mettre en route, ne
m’abandonne pas, ne m’abandonne pas ».
C’est dans la coulisse qu’elle s’abandonne et s’écroule.
Le pianiste vient la relever.
-Vous l’avez votre médaille mon petit. Vous l’avez.
Mais bon sang, écoutez-moi, il ne faut pas vous donner autant, même pour un
concours.. Vous vous brûlerez l’âme à chanter comme ça, il ne faut pas tant
donner. Vous m’écoutez, jeune fille ?
Il la serre dans ses bras comme un grand père et la berce en épongeant des
sanglots qu’elle a eu peine à contenir sur scène.
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Je me brûle chaque matin dans cet air depuis .. 30 ans..