LA CHANTEUSE
La chanteuse Marina au teint ambré, âgée d’une trentaine d’années, élancée et souple comme une liane chantait chaque soir au bar « Opaline », dont les tentures en soie créaient un climat feutré et intime. Chaque soir, la star mettait une robe noire sur son corps nu et svelte, soulignant ainsi sa belle silhouette et la couleur charbon de ses yeux immenses dans un visage rond de poupée encadré d’une épaisse chevelure rousse bouclée. La blancheur du foulard qu’elle portait avec nonchalance autour de son cou lisse et long contrastait avec sa large bouche peinte en rouge cerise. Quand elle ouvrait les lèvres, les mots perlaient comme le bruit d’eau d’une fontaine. Le public venu nombreux pour l’écouter était hypnotisé par cette voix chaude qui rappelait les profondeurs de l’océan et les forêts impénétrables. Dans ses mains fines, un micro lourd et chromé. Elle parlait des arbres, de leurs cimes hautes dans le ciel, des fleuves, des gens inconnus rencontrés sur un muret, assis devant une bâtisse jaune, ou d’un pêcheur fou amoureux.
Accompagnée d’un guitariste et entourée d’un vrai jardin de fleurs, il émanait d’elle un parfum de jasmin qui se répandait dans la salle, enivrant les spectateurs.
Au premier rang, se tenait un homme de taille moyenne, bien proportionné, les tempes légèrement grisonnantes, vêtu d’un pantalon en lin violet et d’une chemise écru. Une boucle d’oreille turquoise ornait son lobe gauche tandis que deux lettres incrustées dans un médaillon en forme de cœur pendaient sur sa poitrine velue.
Tous les soirs, l’homme à l’allure décontractée occupait la même chaise, un cahier sur les genoux et guettait avec impatience l’entrée de la chanteuse. Plongé dans la pénombre, son crayon glissait rapidement sur le papier, esquissant chaque émotion lisible sur le visage de celle qui s’appelait Marina de Ladi. Des notes imaginaires, pleines, ailées comme des papillons occupaient le reste de la feuille. Parfois, il insérait un mot dans les bulles vides. Il ne parlait pas, à personne, tournait à peine la tête vers les gens d’à côté qui l’observaient en cachette d’un air méfiant. La star avait bien remarqué ce bel homme, son regard aiguisé, mais elle était habituée à ce genre d’admirateur, et pourtant ….
Un soir d’été, c’était en fin de semaine, la chaise resta vide. Cela lui fit un effet étrange, elle ressentit un manque, un manque du visage aux contours doux ; elle aimait qu’il soit là, l’homme fidèle assis devant elle, un point de repère, rassurant, familier. Intriguée par l’absence, sa voix avait moins d’éclat et son regard était plus sombre. Elle avait presque terminé la dernière chanson quand elle vit soudain, appuyée contre le dossier de la chaise, une large enveloppe bordeaux pareille au tissu tapissant celle-ci. Elle l’ouvrit avec précaution et en sortit une cinquantaine de dessins. Certains étaient colorés et d’autres réalisés à l’encre de chine. Il y en avait également une feuille entièrement peinte bleu et couverte de quelques phrases espacées d’une écriture serrée.
Alors la chanteuse s’assit et lu :
Quand vous allez toucher ces lignes avec vos yeux noirs, loin, très loin je serai. Je suis venu souvent, pas pour vous entendre, mais pour vous regarder raconter. Je vous ai visité au pays des émotions. Chacun de mes dessins en témoigne et porte un nom dédié aux vibrations ressenties. Dans mes bagages, je vais emporter une musique de songes, je vais humer la fragrance des mots que jamais je n’aurai entendus et laisser enluminer mon cœur de mes sentiments pour Marina de Ladi. Vous l’aurez deviné, je suis peintre des sens, je vous admire, je vous acclame debout, émerveillé et je suis sourd… Je ne vous verrai plus, le destin m’appelle ailleurs, mais le timbre de votre voix vivra au travers de mes tubes de couleurs…
La salle était vide, les lumières presque toutes éteintes. Lentement la star se leva de sa chaise. Elle se dirigea vers la porte du bar les yeux embrumés et pensa :
Si seulement j’avais pu lui faire un signe de la main, lui chanter l’histoire de l’écrin vert d’un miroir et poser à l’intérieur de son cœur un long baiser d’au revoir !
Ingrid Erbetta