J’ai souvent repensé à ce moment là.
Je venais d’avoir vingt ans. Mes amis avaient organisé une fête surprise dans la vieille grange près de chez moi ; ils savaient que je détestais les surprises et c’était une manière pour eux de me faire un dernier pied de nez avant mon départ. Mon départ avant tous les autres, parce que j’étais la première. La première à devoir partir. Alors ils étaient tous là. Et il avait tout organisé.
Lui. Mon premier amour. Mon dernier, aussi. Nous n’avions jamais dit à personne que nous nous aimions. Nous ne nous l’étions d’ailleurs pas dit à nous même non plus. Je suppose que nous pensions à l’époque que dire je t’aime était réduire notre relation à un cliché, une étiquette. Puis nous étions tellement sûrs d’avoir toute la vie devant nous. Il avait exactement trois mois de moins que moi et trois centimètres de plus. Quand je suis rentrée dans la grange, que tous le monde a crié « surprise », je l’ai cherché dans l’obscurité et il était là, assis sur la botte de foin où nous avions fait l’amour pour la première fois.
Je ne savais pas à l’époque que plus tard, beaucoup plus tard, je reverrais avec une exactitude presque douloureuse les moindres détails de cette image ; comment la lumière du crépuscule filtrait à travers les planches et faisait briller ses cheveux noirs, l’inclinaison exacte de sa tête sur son épaule droite, ses yeux noyés dans l’obscurité dont je savais pourtant avec certitude qu’ils me fixaient. Le petit clin d’oeil qu’il m’a fait, que je n’ai pas vu, que je n’aurais pas pu voir dans les ombres mais dont j’ai senti la chaleur m’envahir.
J’ai souvent repensé à nous. A ce que nous aurions pu être. A ce que nous aurions dû être. Est ce que ce ne devrait pas être obligatoire de s’aimer tant qu’on en a encore le temps ? Est ce que les rares, trop rares chanceux pour vivre une histoire comme la nôtre ne devraient pas compenser, par la lumière de leurs cœurs, la trop grande noirceur de l’humanité d’aujourd’hui ? Est ce que, si chaque couple prenait le temps de s’aimer vraiment, la pureté et la bonté de cet amour ne suffirait pas à, quelque part, sauver un peu le monde ?
Ce soir là, il avait profité que tout le monde avait trop bu pour m’entraîner dehors, sous les saules pleureurs de mon jardin. Il me serrait dans ses bras et nous avancions au hasard, je sentais son haleine dans mon cou, son odeur autour de moi. Je savais qu’il respirait mes cheveux. Alors doucement, il a parlé, si doucement qu’au début j’ai cru qu’il allait pleurer. Mais il a toujours été fort. « Tout ira bien. Quand nous aurons trente ans, nous nous retrouverons. Tout ça sera fini. Tout cet immense gâchis. Ca passera vite. Tout ira bien. »
Aujourd’hui, je n’ai plus vingt ans et je n’ai pas encore trente ans. Et je vais mourir. Je le sais parce que je ne sens plus la douleur de la balle qui s’est logée entre mes côtes, tout près de mon cœur. Je le sais parce que j’ai froid, que je n’entends plus le bruit des combats. Et surtout, je le sais parce que j’ai reçu la nouvelle de sa mort, il y a trois mois.
Je n’ai pas peur. Quelqu’un, là haut, a dû planifier tout ça. Cet étrange cauchemar où les hommes tuent et meurent par devoir. Par fatalité. Par amour. Cet étrange romance où, finalement, il n’aura pas à trop m’attendre. Cet étrange conte de fée qui commença un soir sur une botte de foin pour s’achever dans un ailleurs où, peut être, tout ira bien.
Enfin.