L’homme paraissait grand mais ne devait pas mesurer plus d’un mètre quatre vingt. Il était mince et son visage émacié était marqué de rides profondes. Ces cheveux longs et blancs étaient retenus par un catogan de cuir noir. Il approchait de la soixantaine et dégageait une grande impression de distinction en dépit de ses vêtements élimés. D’un pas tranquille il se dirigeait vers la place des Quinconces où le cirque Bruce montait son chapiteau.
En arrivant à proximité du terre plein où se trouvaient les caravanes il interpella un jeune garçon qui transportait du fourrage.
Eh jeune homme !
Le gamin d’une quinzaine d’années tourna vers lui un visage au regard éveillé.
Oui m’sieur !
Qui est ce qui s’occupe des embauches ici ?
C’est m’sieur Marcel.
Et on peut le trouver où, m’sieur Marcel ?
C’est le mari de la patronne. Dans la première caravane avant les caisses. Attention, il est pas facile !
En disant cela il désignait une enfilade de guichets aux couleurs du cirque, rouge et blanc, séparés par de jolies barrières aux volutes « art déco » en métal laqué.
Les caravanes, toutes du même modèle, étaient alignées autour du chapiteau qui s’élevait dans un brouhaha de chariots, de grues et de palans . Des antiques roulottes de saltimbanques, elles avaient conservé les formes un peu arrondies, mais elles étaient devenues des monstres climatisés, dotés d’un confort qui n’avait rien à envier à un appartement haut de gamme.
La première des caravanes ne se différenciait de ses voisines que par une tonnelle de toile écrue qui en protégeait l’accès. Deux individus aux statures de lutteur de foire attendaient au pied du petit escalier qui permettait d’accéder à l’intérieur. Ils jouaient tous les deux avec des battes de base-ball.
Bonjour messieurs !
Ils ne répondirent pas. L’un des deux prit tout de même la peine de tourner légèrement la tête. Peut être la masse de muscles interdisait elle une rotation complète du cou ! Un éclair sombre passa dans le regard du visiteur qui reprit calmement.
Bonjour messieurs ! Je souhaiterais rencontrer monsieur Marcel. Vous savez où je pourrais le voir.
Marcel ! y reçoit sur rendez vous mon gars. Répondit le plus petit des deux monstres d’une voix haut perchée.
Un grognement émis par son acolyte accompagna la phrase. Il ponctua son grondement d’un moulinet de batte qui se voulait dissuasif mais qui ne démonta pas le visiteur.
J’ai rendez vous ! vous dites à monsieur Marcel que le Grand Moébius est là !
La brute qui avait oublié de muer pianota sur un portable.
Tu viens pour quoi ?
Je viens proposer mes compétences !
Ça me dit pas pour quoi ! tu fais quoi ? t’es quoi ?
Je suis magicien !
Tu fais apparaître et disparaître des trucs ?
Le magicien prit un air dégoûté.
Oui ! si l’on veut ...
Y’a déjà Pipo qui fait ça . Attends !
Quelqu’un à l’autre bout du fil prenait la peine de lui répondre.
Ouais patron, y a un mec qui veut vous voir. Il dit qu’il a rendez vous. Le grand Mobius ou un truc comme ça. C’est un magicien !
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Quelques minutes passèrent pendant lesquelles les primates observèrent le visiteur avec toute l’attention dont ils étaient capables, leurs yeux à moitié fermés et leurs fronts plissés. Soudain la porte de la caravane s’ouvrit et un individu de petite taille apparut en contre jour. Il était vêtu comme s’il participait à un safari hollywoodien, en saharienne de coton avec un foulard de soie verte et un chapeau à larges bords. Il toisa le nouveau venu et aboya.
Que le grand... euh ! le grand machin monte.
Un frisson parcourut l’homme au catogan. Il répliqua sèchement.
Le grand Moébius ! puis il ajouta en franchissant rapidement les quelques mètres qui le séparaient de l’escalier. Bonjour monsieur Marcel .... Marcel comment ?
T’occupes ! je te demande pas Moébius comment ? ... Parce que j’en ai rien à foutre. Qu’est ce que tu veux ?
Le dénommé Marcel devait être le résultat du clonage d’un être humain par un pitt-bull (ou l’inverse). Il culminait aux alentours du mètre cinquante, approchait du quarante huit de tour de cou, pour un peu moins de tour de tête, souffrait d’un prognathisme inférieur assez prononcé et respirait la méchanceté par tous les pores de sa peau.
Moébius, puisque tel était son nom, répondit cependant avec courtoisie.
Je suis magicien et je souhaite trouver un engagement.
Tu perds ton temps, on a déjà un illusionniste.
Je n’ai pas dit, illusionniste, mais magicien.
Ouais, bien sûr ! et tu fais quoi ?
Une lueur d’agacement mêlée d’incompréhension brilla dans le regard du magicien.
Je suis le grand Moébius !
Me pète pas les couilles avec ton « grand » machin. Ici je reçois tous les jours des grands machins et neuf fois sur dix c’est surtout des grands connards. Tu m’as regardé ? Je suis pas grand et je t’emmerde ... je dresse des lions et des tigres qui font dix fois ton poids alors moi les « grands », ils me foutent des boutons. Je t’ai posé une question.
Je ne l’ai pas comprise.
Putain ! tu sors d’où ? Tu fais du close-up, de la magie de scène ou de la grande illusion ?
Je ne fais pas !... je suis magicien !
Ouais ! un magicien bouché qui me gonfle. Montre moi ce que tu sais faire avec des cartes .
Monsieur Marcel s’était assis dans un grand fauteuil de cuir, derrière son bureau. Il montrait un jeu de cartes posé près d’un cendrier. Moébius ne bougeait pas.
Bon je t’ai dit de me montrer un tour avec ces cartes. Tu sais, un truc comme : Je prends une carte au hasard et toi tu devines la carte que je vais prendre.
Ce sera le huit de cœur ! mais ce n’est pas de la magie ça.
Pauvre con tu dois attendre que je la sorte avant de parler.
Marcel battait lentement le paquet comme un professionnel du poker. Tout en regardant le magicien droit dans les yeux ; il retira une carte au hasard en la conservant face contre le bureau. Lorsqu’il la retourna, un léger frisson courut le long de son échine. Le huit de cœur était posé sur le marocain clair. Il tira une longue bouffée de son cigare.
Ouais c’est pas mal au niveau de la technique mais ton jeu de scène est à chier. Si tu espères faire rêver les gosses comme ça tu te plantes. Bon, tu maîtrises le close-up. En magie de scène qu’est ce que tu sais faire ? tu fais apparaître quoi ?
Le magicien était mal à l’aise. Manifestement il ne comprenait pas grand chose au discours du directeur. L’autre s’énervait.
Putain tu me gaves ! t’es sourd ou con, qu’est ce que tu sais faire apparaître ? Je ne vais pas te répéter les questions dix fois, merde !
Le magicien serra les lèvres de colère. Une veine gonflait sur son front. Il posa son regard sur les mains du dompteur. Ce dernier jouait avec une règle métallique. Lorsque le double décimètres se transforma en un serpent furieux, il ne put réprimer un mouvement de panique et jeta le reptile avec un cri d’effroi. En touchant le sol un tintement clair rappela la vraie nature du projectile. Moébius se pencha avec un demi sourire, ramassa la règle et la posa sur le bureau devant monsieur Marcel. Ce dernier était la proie de sentiments violents et contradictoires. Il était évident qu’il avait été impressionné et non moins évident qu’il ne supportait pas d’avoir montré une réaction de panique. Ce fut la colère qui l’emporta.
Quel connard ! tu crois vraiment que tu vas faire rire les gens avec tes gags à la con ? Depuis Moïse on s’attend à ce qu’un bâton se transforme en saloperie de serpent. On peut pas dire que c’est innovant ton truc. Les gamins veulent voir des lapins, des oiseaux, des perroquets. Pas des saloperies de putain de merde de serpent.
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Le sourire avait disparu du visage du magicien. Monsieur Marcel parût se radoucir, il rajouta plus calmement.
T’es vraiment très con ! avec une technique comme la tienne t’aurais peut être, j’ai bien dit, peut être, une petite chance si tu travaillais ton jeu de scène . Qu’est ce que t’as comme costume ?Ton assistante, à quoi elle ressemble ? J’espère qu’elle a un beau cul et des gros nichons.
Il eut un rire gras.
Il faut bien attirer aussi les papas. Après tout c’est eux qui payent les places en général.
Une fois de plus le magicien ne savait pas quoi répondre. Le dompteur avait trouvé une faille et il s’y engouffra. Il arrondit les yeux pour simuler la surprise.
Putain me dis pas que t’as pas de costume et que t’as pas de partenaire.
Il laissa un silence pesant s’instaurer avant de le briser d’un grand éclat de rire.
Et oui ! le con ! il a pas de costume et pas de partenaire. Qu’est ce que je perds mon temps avec ce gland. Et mec réveille toi ! ici on fait du spectacle. T’as vu dehors, tu sais ce que ça coûte d’entretenir tout ça ? Alors il nous faut des spectateurs, des gens qui payent, des mecs qui nous filent du fric. C’est plus des tours de gamin que je veux voir moi, c’est du music hall, des trucs qu’on peut vendre à la télé. Regarde toi, t’as autant de gueule qu’un entrepreneur de pompes funèbres.
Très content de lui, il ajouta, au cas où Moébius n’aurait pas compris.
Tu sais un croque-mort. Au fait, pourquoi tu veux bosser dans un cirque ?
Le magicien regarda le directeur dans les yeux.
Je n’ai pas envie de travailler dans un cirque. Mais j’ai besoin de travailler et j’ai pensé que cette occupation me conviendrait.
Monsieur Marcel se renversa dans son fauteuil et posa les pieds sur le bureau.
Le cirque n’est pas une occupation mais une vocation ...
Il émit un petit rire sec.
Putain comme j’ai bien dit ça ! j’y croirais presque... Et en grande illusion tu fais quoi ?
Le magicien gronda plus qu’il ne répondit.
Je suis magicien, pas illusionniste. Qu’est ce que vous appelez la grande illusion ?
Eh bien mon con, faire apparaître ou disparaître des grandes choses comme un avion ou la statue de la liberté . Ou alors des choses extraordinaires comme scier ta partenaire puis la recoller. Ah c’est vrai ! j’oubliais que t’avais pas de partenaire...
Il ne finit pas sa phrase. Il venait de s’affaler sur le sol car son bureau et son fauteuil avaient disparu, comme d’ailleurs toute la caravane. Monsieur Marcel était assis par terre, ou plutôt dans le sable au bord d’un lagon turquoise. Il poussa un mugissement en se relevant, puis il se retourna affolé comme un animal pris au piège. Autour de lui il n’y avait rien ! Du sable blanc, aveuglant de blancheur ! une mer turquoise et un ciel sans nuage. Le dompteur sentit la panique le gagner. Il restait immobile, les bras ballants, quand il entendit une voix dans son dos. Lorsqu’il se retourna son estomac se révulsa. Il avait en face de lui le grand Moémachinchose, décapité, qui portait sa tête sous le bras. Ce fut la tête qui s’adressa à lui, en souriant.
C’est ça que vous vouliez ?
Monsieur Marcel hurla en hoquetant.
Ramènes moi chez moi connard !
Sa voix se brisa, mais presque instantanément il se retrouva dans la chaleur douillette de son bureau, assis par terre, les yeux brouillés par les larmes. En se relevant il était à la fois fou furieux et mort de trouille. Il respira longuement avant de parler.
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T’es bon mais t’es très con et très dangereux ! c’est bien ton petit truc, mais mon chapiteau je l’installe où , ici ou au milieu du pacifique. Et tu crois que les spectateurs vont en vouloir de ton truc ? moi je crois pas, c’est trop compliqué ! t’es pas bon pour le cirque ! je sais même pas pourquoi t’es bon. On est des saltimbanques, il faut que ça brille ! que ce soit joyeux, que ce soit beau. Des paons ! ouais, c’est ça on est des paons et on est là pour faire la roue, pour montrer nos plumes ...et puis ... entre nous, je t’aime pas.
Dois je comprendre que votre réponse est non ?
Je t’aime pas et t’es vraiment trop con. Je pourrais pas te supporter.
Le magicien insista.
Votre réponse est donc non ?
Tu me fais chier ! c’est non avec un grand N , un énorme N que tu peux te foutres où je pense. Tu te le cares dans le ... et tu te casses avant que je me fâche.
Il s’auto échauffait en parlant. Il avait ouvert un tiroir de son bureau et avait saisi un revolver chromé qu’il agitait de façon hystérique. Sa mâchoire inférieure tremblait de rage.
Je sais pas ce qui me retient de te foutre une balle dans la tronche. Comme ça, uniquement pour le plaisir.
La peur petit homme ! uniquement une grosse peur qui te fais souiller ton pantalon. Je vais vous avouer quelque chose. Je ne vous aime pas non plus ! vous n’êtes qu’un grossier personnage.
Sur ces mots Moébius tourna les talons et sortit de la caravane, laissant monsieur Marcel muet de stupeur et de rage..
A l’extérieur les deux cerbères avaient sans doute perçu quelques éclats de voix, ils souriaient de toutes leurs dents en regardant le magicien s’éloigner. Le moins gros dit de sa voix de contre-alto, suffisamment fort pour être entendu.
Y aura pas d’embauche aujourd’hui on dirait !
Le Grand Moébius ne leur accorda pas un regard.
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Le commissaire Fouchet se tenait dans la caravane du directeur du cirque. Arlette Bruce était à ses côtés, elle sanglotait doucement. Sur le sol, le corps sans vie de monsieur Marcel, recouvert d’un drap, baignait dans une mare de sang. Les deux vigiles se tenaient la tête basse, menottes aux poignets, encadrés de plusieurs policiers.
Le commissaire se tourna vers le plus petit. Il avait compris que des deux primates, il était le seul capable de construire une phrase complète.
Reprenons depuis le début, s’il vous plaît.
La brute fixait le sol puis parla de sa voix haut perchée.
Y a eu un mec qu’est passé pour du travail vers dix heures.
A quoi ressemblait ce monsieur ?
Je sais pas moi ! correct, bien habillé. M’sieur Marcel l’attendait à c’qui nous a dit !
Bon passons, on verra plus tard. Ensuite.
Le mec est parti, le patron l’avait viré comme il fait toujours. Nous on est resté à garder comme on fait toujours hein Léon ?
Le grand primate qui répondait au doux nom de Léon émit un grognement. L’autre reprit.
Dix minutes après on a entendu des aboiements dans le bureau du patron. Ça nous a inquiété parce que le patron il aime pas les chiens. Alors on est monté. On a frappé à la porte comme on fait toujours. Hein Léon ?
De nouveau un grognement prouve que le monstre est d’accord.
Y a eu de nouveau des aboiements, alors on est rentré.
Oui je sais, comme vous faites toujours, et alors.
Et bien là, vous ne nous croirez pas monsieur le commissaire.
Disons que je vais essayer de faire un effort.
Le patron était plus là, mais y’avait une espèce de saloperie de chien. Vous savez ces chiens interdits ?
Des pitt-bulls !
Oui une ptite-bulle, fou furieux, il arrêtait pas d’aboyer, il avait le foulard de monsieur Marcel autour du cou et des plumes de paon enfoncé dans le ... dans le ..
Dans le quoi ? finissez votre phrase.
Et bien dans le cul commissaire ! cette saloperie de chien était enragée et elle avait des plumes de paon dans le cul.
Le commissaire ne put réprimer un demi sourire.
Continuez.
Il nous a sauté dessus dès qu’on ouvert la porte. Y avait pas moyen de le faire lâcher. Regardez comment il a amoché Léon.
La grande brute leva un bras affreusement déchiré couvert de pansements sanguinolents.
Pour le faire lâcher il a fallu lui casser la tête avec nos bâtons.
Ça s’appelle des battes. Au fait je ne vous demande pas dans quelles équipes de base-ball vous êtes licenciés ? Continuez.
Ben quand on lui a explosé la gueule et qu’il est tombé par terre, on a rien compris..
Oui !... comme vous faites toujours ! pourquoi ?
C’était le patron qu’était étendu mort. Mais je vous jure monsieur le commissaire, nous on a tué un clebs, pas le patron.
Le commissaire Fouchet se gratta la tête lentement. Son regard se portait alternativement du bras mutilé de la brute vers le corps au crâne fracassé.
Encore une affaire qui fera le bonheur des avocats. Moi ça ne m’amuse plus.
Il se tourna vers les policiers à l’entrée du bureau.
Embarquez moi ces deux là !