Ça faisait un petit moment que je regardais l’heure, en calculant mentalement que si le train arrivait à point Gare de l’Est et vu qu’il n’y a qu’une seule station de métro entre l’Est et la Gare du Nord, je pourrais sans doute attraper la correspondance vers mon lit dans le quart d’heure qui suivant. Mais, pour cela, il ne fallait pas traîner et j’étais fin prêt à sauter presque en marche alors que le TGV roulait encore le long des quais.
Pour tenir la moyenne, encore fallait-il que les quelques zozos de Zurich et ceux qui étaient montés comme moi en la capitale des cigognes et du kouglof se magnent un peu le tronc pour éjecter du wagon. Or, les zigues n’avaient pas l’air en aussi grande urgence que moi et, alors que le train s’arrêtait réellement, on prenait ses aises dans l’allée, à deviser presque gaiement sur les mérites comparés des petites femmes de Paris et des saucisses de… Francfort, bien entendu.
Le type juste avant moi ne bougeait pas d’un poil, ne cillait même pas, j’en suis certain, pour signaler aux bavasseurs que, oui, c’est vrai, le sujet est d’importance mais que si ils voulaient bien en discuter sur le quai, ou même en rase campagne, ça ne serait pas plus mal. Pensant l’encourager, du moins le faire réagir, je m’appuyais mollement, et en vue du loucedé, sur le sac à dos qu’il portait à... l’épaule et dépassait un peu. Faussement, je lançais un grand « pardon » dans le vide sidéral, mais mon bonhomme n’avançait pas plus que s’il venait de clamser de tétanie soudaine. Donc, je recommençais un peu plus lourdement, parce que plus énervé, du moins hardiment agacé.
Hélas, bonhomme bougea mais... pas dans le bon sens.
Il se tourna vers moi et me toisa direct du haut de son visage fier d’aryen à cheveux courts et blonds, à moins que ce ne soit l’inverse, et de ses yeux si bleus qu’on les croiraient huskies. Le tout le faisait ressembler trait pour trait, aux ultra mauvais nazis dans les livres d’histoire et les films de guerre, ceux qui ont une méchante tête de mort sur leur casquette.
Je me suis dit, en premier lieu : « tiens, il en reste encore ! Je croyais qu’on avait réglé le problème à Nuremberg ! » Et puis juste après, en lui souriant d’un rictus mauvais : « Oh ! Putain ! Un représentant de la race supérieure ! Un noizillon tombé du nid… d’aigle ! »
On peut pas dire que je sois raciste et, généralement, le faciès des autres ne me mène pas au délit, mais il y a des tronches, il y a des airs, qui me mettent en boule parce que je me trompe rarement sur les individus surtout quand il s’affiche de la maison Adolphe et potes de charniers.
Alors je le poussais encore un peu plus fort en disant très nettement, bien qu’encore poliment : « Tu vas pousser ton cul ou faut-il que je le botte, Ducon ? »
Vous le voyez un langage tout en réserve ! Tout en finesse et en politesse, malgré l’heure filant donc l’esprit s’échauffant.
Pas de réponse audible mais, clairement, le bonhomme marqua sa pure réprobation en n’avançant pas d’un pouce et, même, me semble-t-il, en imprimant à son corps un léger, presque imperceptible, mouvement de bassin vers l’arrière.
« Ach ! Du will mit mir spielen, mein freund ? »
C’est ainsi que je pensais, en mauvais teuton dans le texte, m’entraînant aussi pour les premiers mots que j’allais pouvoir lui asséner dans cette langue de Goethe que je parle très mal sauf pour en tirer les pires insultes, celles que le grand poète n’a jamais dû prononcer, où il n’est question que d’attributs masculins portés en lieu et place du crâne et d’autres joyeusetés évoquant le plus septentrional des orifices.
Mais, à ce moment proche de la fusion thermonucléaire, la femme derrière moi toussa distinctement et mon bonhomme, enfin, se mit en marche avec une lenteur de fonctionnaire se rendant au boulot. Ah ! La belle provocation ! Mais je vous l’assure j’avais les nerfs… de bœuf, ce qui n’est que peu propice au développement et à l’expression d’une périphrase parfaite.
Alors je parlais :
« Si tu ne le fais pas pour moi, conniaud, fais-le pour toi. Avance ! »
Petit Adolphe fit volte-face :
« On se connaît ?
Non mais, si tu continues à bloquer le passage, on va faire vite connaissance.
Alors pourquoi vous me tutoyez ? »
Je marquais un temps, celui de la réflexion, celui où, dans l’esprit, le mien en tout cas, les phrases se fourbissent comme autant d’armes qui se chargent.
« Parce que… Parce que je me voit mal de dire : « M. Ducon, voulez-vous bien agiter plus prestement votre délicat fondement ? » En lieu et place de : « Putain avance, trou du cul, je vais rater ma correspondance. »
Nazis-nazo se mit à me dévisager, de haut en bas, et asséna :
« Je ne reçois pas d’ordres d’un moricaud ! »
Moricaud ! Moricaud ! Ha ! Les chiens se lâchent, je pensais, tout en sachant pertinemment ce qui suit dans ce registre, dans ce dictionnaire si particulier, les cavaliers de l’apocalypse : bougnoule, négro et, en pointe, youpin, l’anathème de ces gens-là !
Les hostilités ouvertes grandement, n’étant plus maintenant l’agresseur mais un « juste » prompt à venger et à sauver l’humanité, je me ruais sur lui de toute la force de mon corps-et-âme et le boutais du couloir en plate-forme et de là sur le quai où il s’étala durement, mais pas assez encore pour que justice soit belle et bien faite. Prestement, bien plus que ma large carcasse me le permet habituellement, je sautais derrière, et un peu sur, lui et commençais à le tirer-pousser, à le secouer comme un mirabellier, en cherchant les failles pour lui abattre poings et pieds aux endroits délicats, aux coins où ça fait mal, en le traitant de fasciste et de nazi en boucle, quand de grands bras m’enserrèrent, paralysant toute possibilité de nouvelle attaque.
« Allons allons ! Messieurs, pas de bagarre, dit une grosse voix près de mon oreille.
Lâchez moi ! Lâchez-moi, je hurlais, je vais en faire de la chair à saucisse, moi, de la race supérieure, de la pâtée pour chats, du bon aryen !
Je vous tiens, je vous lâche pas. Je suis pour la paix. Je suis Suisse. »
Cette affirmation me fit sourire, calma mon esprit et relâcha ma haine, un peu. Sentant la tension redescendre, l’helvète desserra son étreinte et Hans s’approcha, pour récupérer sa valise et, peut-être aussi, pour s’excuser, signer une sorte d’armistice.
« C’est vrai, il n’y a pas de raison de s’énerver comme ça ! »
Je feignis la détente et l’apaisement mais, quand il fut au plus près, très près, je lui collais mon poing dans la gueule, du plus fort possible.
Dans la gueule, oui !
Enfin, plus précisément… au front.
Comme il se doit !!!
Ps : cette historiette est, à quelques détails près, tout à fait véridique. C’en est là le seul intérêt !