Claudio revenait de Mende, chef-lieu de la Lozère, où il travaillait dans un atelier de mécanique auto, et rentrait chez lui à Florac situé à moins de quarante kilomètres.
Depuis quelques mois, avec sa compagne Marie-Ange, son aînée de huit ans, ils avaient décidé de déménager à Mende afin d’éviter ces aller-retour mais ils n’avaient pas encore déniché la maison qu’ils cherchaient.
Il était un peu plus de 18 heures et une petite pluie fine d’automne tombait. Comme d’habitude, il avait quitté la route nationale à Belsièges pour emprunter la départementale 31, raccourci peu fréquenté qui lui faisait gagner du temps.
Il conduisait son 4x4 un peu machinalement, comme lorsqu’on connaît trop un trajet régulièrement emprunté.
Le ciel était bas et la luminosité incertaine, entre chien et loup. L’étroite route sinueuse était déserte. Perdu dans ses pensées il ne roulait pas très vite mais il avait hâte de retrouver Marie-Ange, celle qui avec beaucoup de patience, de tolérance et surtout d’amour l’avait sorti de l’abîme où les circonstances de la vie l’avaient fait glisser.
Un premier mariage raté, le chômage, les bringues avec les copains, l’alcool, les bagarres et tapages nocturnes, la vitesse au volant qui lui avait valu deux retraits de permis et jusqu’à une condamnation à trois mois de prison dont deux avec sursis pour conduite alcoolisée et sans permis.
Comme par miracle, Marie-Ange avait croisé son chemin dans un atelier mécanique de Florac qui avait confié à Claudio un emploi temporaire et dans lequel elle était venu faire réviser sa petite voiture.
C’était il y a deux ans et ils vivaient ensemble depuis un an et demi.
Grâce à elle, il avait quitté alcool, nuits dans les bars, bringues et copains douteux, fuite en avant dans la griserie de la vitesse, femmes faciles, mépris des autres, pour trouver son équilibre dans un amour un peu maternel qu’il n’avait pas connu dans son enfance.
Trop marqué par ses frasques dans le village de Florac, à la suite de son emploi temporaire il avait fini par trouver un travail stable de mécanicien dans un garage de Mende où il était très apprécié pour ses compétences et son sérieux, lui qui deux ans auparavant était une sorte de marginal à la dérive.
Au détour d’un virage, l’esprit un peu absent, il vit trop tard les deux cyclistes qui roulaient dans le même sens que lui, noyés dans le flou de la grisaille. Il freina brutalement, fit un écart mais ne put éviter d’accrocher le cycliste de queue. Le choc peu violent le déséquilibra et il tomba sur la droite vers le bas-côté. C’est ce que Claudio vit dans son rétroviseur tout en continuant à rouler lentement.
« Ouf, dit-il tout haut, c’est pas grave ». Mais, au lieu de s’arrêter, il continua à avancer presque au pas, les yeux rivés sur son rétroviseur. En quelques fractions de seconde il pensa à Marie-Ange qui l’attendait, à la salle d’audience du tribunal correctionnel, à son mois de prison ferme et aux deux mois avec sursis accrochés à ses basques. Sans réfléchir plus avant, il poursuivit sa route. « De toute les façons, c’est rien, il est juste tombé » pensa-t-il en continuant à rouler à une allure modérée. Dans son esprit, il ne prenait pas la fuite.
De retour chez lui, il raconta l’incident à Marie-Ange, calmement et en insistant sur le côté mineur de l’accrochage. Elle lui dit alors qu’il avait bien fait de ne pas s’arrêter inutilement.
Le lendemain, un article du journal de Florac relatait qu’un cycliste, dont l’identité n’était pas révélée, avait été renversé par une voiture sur la départementale 31. Il était décédé sur le coup d’une fracture du crâne en heurtant violemment sa tête contre le tronc d’un sapin en contrebas du bord de la route. L’article précisait que le conducteur avait pris la fuite et que le second cycliste n’avait pu relever le numéro d’immatriculation du chauffard.
Cela fait bientôt trois mois qu’Alexandre ne peut plus sortir de sa petite maison située à la sortie de Florac. Son insuffisance cardiaque s’est encore aggravée et il passe ses journées entre le lit et le canapé, avec ces tuyaux dans le nez et cet appareil qui compense son insuffisance respiratoire.
Agé de quarante sept ans, les médecins ont découvert bien tardivement sa malformation cardiaque qui s’est aggravée avec le temps.
Maintenant il se sent telle une loque et ne croit plus à une greffe du cœur. Avec Juliette, sa jeune compagne de trente et un ans, ils attendent depuis des mois, en quête d’un donneur compatible.
D’ailleurs il lui a dit qu’il préférait qu’elle s’en aille, qu’elle avait mieux à faire que de rester avec un « vieux » en fin de parcours et que de toutes les façons il ne l’aimait plus. Ce qui n’était pas totalement faux.
Elle était restée, acceptant avec beaucoup de compassion la mauvaise humeur permanente d’Alexandre et l’absence de toute tendresse de sa part depuis qu’il savait que son cœur était en train de le lâcher.
Cette nuit là, à deux heures vingt du matin, le bip qui les relie au CHU de Montpellier qui a pris en charge son éventuelle transplantation cardiaque, se met à sonner et à clignoter sur la table de nuit. Il réveille brutalement Alexandre et Juliette. Cela fait cinq mois qu’il attendent cette alerte depuis que le CHU leur a confié l’appareil.
Ils se regardent, interloqués, sans trop y croire, puis Juliette se lève d’un bond et compose le numéro spécial de l’hôpital noté sur un post-it collé au téléphone. Dans sa fébrilité, elle se trompe d’un chiffre et le téléphone sonne à l’autre bout dans le vide.
« Allez, allez, décrochez putain ! Qu’est-ce qu’ils foutent ?" dit-elle à voix haute en trépignant sur place tandis qu’Alexandre se lève lentement et que son rythme cardiaque s’accélère dangereusement.
Merde, c’est quoi ce bordel ça répond pas ! lui dit-elle.
T’es sûre que t’as fait le bon numéro ? lui demande Alexandre.
Bien sûr ; celui qui est marqué sur le post-it.
Refais-le, lui dit Alexandre, tu t’es peut-être trompée.
Juliette recompose le numéro et dix secondes après elle entend la voix du médecin de garde.