Dans le même temps, un véhicule de service de l’hôpital de Mende ramène chez elle, à Florac, une femme en état de choc et droguée par les sédatifs qui lui ont été administrés. Agée de quarante trois ans, c’est une belle femme au visage lumineux avec un regard vert très clair qui pour le moment fixe ses fines mains qu’elle tord en tous sens à s’en faire mal.
Elle s’appelle Sabine. Son mari, Patrice, vient d’être tué sur la route par un chauffard alors qu’ils rentraient d’une balade en vélo. Ils avaient un peu trop flâné jusqu’à ce qu’une fine pluie les incite à prendre le chemin du retour. Elle avait alors dit à son mari que, pour une fois, elle prendrait la tête de leur duo « car la femme qui est toujours derrière son mari, c’est très macho ! » avait-elle ajouté en riant.
Ils avaient allumé leurs feux, inutiles dans la lumière incertaine, et roulaient tranquillement. Tandis qu’ils approchaient de Florac, ils entendirent dans le silence un bruit lointain de moteur derrière eux. Patrice se retourna mais ne put voir la voiture masquée par un virage.
Fais attention, serre-toi bien sur la droite ! cria-t-il à sa femme.
Oui, oui ! répondit-elle.
En entendant la voiture toute proche, Patrice eut le mauvais réflexe de se retourner rapidement ce qui lui fit faire un écart sur la gauche.
Crissement des pneus, embardée et le large pare choc touche la roue avant du vélo de Patrice légèrement en travers. L’effleurement le déséquilibre, il trombe à droite et roule dans le fossé de moins de deux mètres. Sa tête heurte brutalement le tronc d’un sapin.
Un cri dont l’écho se perd , celui de Sabine qui descend précipitamment de son vélo et court vers l’endroit où son mari est tombé tandis que le 4x4 noir, tel un monstre, s’estompe lentement dans la grisaille. Sabine ne le suit même pas des yeux, elle dévale le ravin, prend Patrice dans ses bras. Un mince filet de sang noir coule et se fige sur son front.
Si le pare choc avait moins débordé, si Patrice ne s’était pas retourné, si Claudio n’avait pas été distrait par ses pensées, si la visibilité avait été meilleure, s’ils ne s’étaient pas attardés et étaient rentrés dix minutes plus tôt, si, si … Destin ? Non, hasard d’un mauvais concours de circonstances.
Tandis qu’on la ramène, elle est obsédée par deux pensées : « pourquoi est-ce que, contrairement à notre habitude, j’ai voulu prendre la tête ? » et : « cette pourriture de chauffard, cet assassin qui ne s’est pas arrêté, je passerai le restant de ma vie à le retrouver et je le flinguerai ».
Dans ses papiers, le médecin urgentiste de Mende avait trouvé la carte de donneur d’organe de Patrice. Sabine n’était pas vraiment d’accord avec la démarche de son mari puis elle s’était dit qu’elle ne servirait pas.
Le médecin, après s’être fait confirmer par Sabine le don consenti, avait aussitôt appelé le CHU de Montpellier.
Hébété par la nouvelle, Claudio regarde fixement Marie-Ange et lui dit : ‘C’est pas possible, c’est pas moi, je l’ai à peine touché, c’est sûrement un autre accident ». Marie-Ange ne répond pas et il relit l’article une deuxième fois. L’heure, le lieu, les circonstances, tout concorde. Il lève à nouveau son regard vers Marie-Ange tandis qu’un sanglot le prend à la gorge. Lui qui passait pour un dur qui n’avait que faire des autres, comme il a changé, comme l’amour l’a transformé ou l’a tout simplement fait redevenir lui-même alors qu’il ne savait pas qui il était.
Marie-Ange le prend dans ses bras et le berce tel un enfant perdu en lui disant doucement : « Chuuuut … calme-toi, je suis là .. »
Il se dégage d’elle et lui dit :
Je vais me livrer aux gendarmes, il n’y que ça à faire.
Attends, lui répond-t-elle, pas de précipitation, il faut réfléchir.
Marie-Ange est une femme posée et courageuse qui a su canaliser l’impulsivité de Claudio. Elle aussi a traversé de lourdes épreuves puis elle a découvert par hasard le sens de sa vie : aimer cet homme, un écorché vif au très grand cœur sous sa carapace, et se faire aimer de lui en se laissant porter par tout ce qu’il n’a pas pu ou su donner jusqu’alors, enfoui au fond de l’âme.
« Il n’y a rien à réfléchir, lui rétorque-t-il. J’ai tué quelqu’un, je ne me suis pas arrêté et, avant que les gendarmes ne me retrouvent, c’est à moi de me livrer. »
Marie-Ange fait tourner à toute allure dans son esprit les tenants et aboutissants de l’accident et ses conséquences tandis que Claudio reste bloqué sur son idée de se livrer. Rigidité masculine et projection féminine.
Ton pare-choc est abîmé, il y a des traces ? lui demande-t-elle.
Je sais pas, j’ai pas regardé, lui répond-il en la regardant comme si elle avait posé une question invraisemblable.
Viens, on va voir.
Une légère rayure marque le pare-choc. La peinture n’a pas été enlevée donc, se dit Marie-Ange, il n’y a pas de trace de peinture sur le vélo que la police scientifique pourrait analyser et en déterminer l’origine. Bien que d’un milieu social modeste et sans avoir été bien loin dans ses études, Marie-Ange a beaucoup appris de la vie avec un esprit curieux de tout. Et elle a oublié d’être bête.
Ils reviennent dans le salon, s’assoient dans le canapé, Claudio suivant sa compagne comme on suit un prophète.