Tandis qu’elle remonte à pied l’avenue principale de Florac pour rentrer chez elle, Sabine passe devant l’agence immobilière où Alexandre travaille. Machinalement il lève la tête et la voit passer sur le trottoir. « Belle femme » se dit-il, puis il replonge dans ses dossiers. Alors qu’elle se trouve à une dizaine de mètres d’un feu rouge, elle remarque dans la file des cinq voitures arrêtées un 4X4 noir. Elle ne peut s’empêcher d’en dévisager le conducteur. C’est un homme âgé d’une quarantaine d’années, belle gueule d’italien à la peau mat et aux cheveux noirs épais un peu trop longs. Se sentant observé, Claudio tourne la tête vers la femme qui le regarde. Aussitôt elle détourne les yeux mais leurs regards se sont croisés durant une fraction de seconde. Puis il démarre tandis que Sabine se dit qu’il a un peu une tête de voyou et qu’elle pense l’avoir déjà aperçu en ville.
De retour chez elle, Sabine repense au conducteur du 4X4. « Tiens, se dit-elle avec un cynisme désabusé, puisqu’il a la gueule de l’emploi, je vais continuer par lui ». Délit de faciès ?
Elle va continuer puisqu’elle a déjà enquêté sans succès sur plusieurs 4X4 de Florac.
Sabine cherche à se souvenir où elle l’a déjà vu. Un bel homme typé de son acabit laisse forcément une trace dans la mémoire visuelle d’une femme telle que Sabine qui aime la virilité et les hommes hors du commun. Son mari Patrice en était un, doté de surcroît d’une classe naturelle et de charisme. Il était l’homme de sa vie et elle l’aimait profondément.
Sa soudaine disparition a brutalement figé la vie de Sabine à très exactement 18h23, heure sur laquelle les aiguilles de la montre de son mari qu’elle a récupérée se sont immobilisées, le verre brisé. Terrible symbole.
Ils s’étaient mariés quatre ans auparavant ; un deuxième mariage pour chacun d’eux.
Soudainement une image lui apparait : un garage de Florac qui lui a changé ses pneus l’an dernier et un bel homme un peu vulgaire, avec une tignasse noire et vêtu d’une combinaison bleue maculée de graisse. C’est lui.
De fil en aiguille elle va lentement remonter la piste de Claudio. Elle commence par le garage de Florac ; il en est parti pour aller travailler dans un garage à Mende mais habite toujours ici. « Tiens tiens, se dit-elle, des aller-retour entre Florac à Mende ». Elle décide de fouiller un peu plus dans la vie du bel italien.
Avec une patience et une ténacité de fourmi, elle découvre la mauvaise réputation de Claudio, son alcoolisme et ses frasques passés ainsi que ses condamnations pour excès de vitesse et conduite en état d’ébriété, jusqu’au mois de prison ferme.
« Ce serait trop beau, se dit-elle, il a vraiment le profil idéal. »
Parvenue à ce stade, elle en parle à Alexandre qui, entre-temps, a fait sa connaissance, car lui aussi a vite progressé dans ses recherches.
Il s’était fié à son intuition qui l’avait convaincu que son donneur était de la région sans parvenir à s’en expliquer la raison. Il avait donc recherché dans tous les quotidiens du département datant de la veille et du jour de sa transplantation, les articles relatifs aux décès par accidents de toutes sortes et suicides. Il en avait relevé sept au total dont la mort du cycliste sur la départementale 31. Le CHU l’ayant bipé le jeudi à deux heures du matin, il en avait conclu que la mort du donneur devait dater du mercredi, ce qui lui avait permis de ramener le nombre des donneurs possibles à cinq. Il était ensuite parvenu à réduire ce nombre à trois en excluant deux personnes dont les âges étaient incompatibles avec un don d’organe pour un homme de son âge : un enfant de sept ans et une femme de soixante six ans.
Parmi les trois restants, il décide de commencer par se renseigner sur l’accidenté de Florac puisqu’il réside sur place.
Le lendemain de sa décision, Alexandre est brusquement réveillé vers quatre heures du matin par une phrase prononcée par une voix féminine et dont il ne s’explique pas l’origine : « Vous avez de la chance, votre donneur n’était pas loin ».
Il a encore fait ce cauchemar qui parfois revient dans son sommeil : il est allongé sur un chariot d’hôpital qui roule à toute allure dans un labyrinthe de couloirs sans fin qui ne mène nulle part. Mais c’est la première fois qu’il est réveillé par cette voix de femme.
Assis dans son lit il s’interroge : « autosuggestion ? » Il est pourtant convaincu d’avoir déjà entendu cette phrase tandis qu’il se souvient très bien que le chirurgien a catégoriquement refusé de lui donner une quelconque information sur le donneur.
Alexandre ne s’explique pas la contradiction mais la phrase de son rêve le renforce dans sa conviction.
Après avoir obtenu l’identité et l’adresse du cycliste accidenté, il passe plusieurs jours à épier discrètement les allées et venues de Sabine. Puis un soir il décide de faire sa connaissance. Il sonne chez elle vers 18h et elle lui ouvre la porte.
Bonsoir madame Leconte, excusez-moi de vous déranger, mais je suis Paul Monteux de la police judiciaire de Montpellier, chargé d’enquêter sur l’accident dont votre mari a été victime.
Sabine ne pense même pas à lui demander de montrer sa carte de fonctionnaire de police et lui répond :
J’ai déjà tout expliqué à la gendarmerie à plusieurs reprises et je ne vois vraiment pas ce que je pourrais vous dire de plus.
Je comprends bien madame ; j’ai pris connaissance de toutes vos dépositions, mais la recherche du conducteur du véhicule s’avérant difficile, j’ai été chargé par le Parquet de reprendre l’enquête. Si vous voulez bien me faire entrer, j’aurai juste quelques questions complémentaires à vous poser. Je ne vous dérangerai pas longtemps.