Ah ! Que nous sommes beaux à voir, accidentés, ridicules, splendides et désirables, encore, malgré les coups et les couleurs, jeunes, dynamiques, aimables en ce sens que nous sommes capables d’aimer. Nous nous sourions. Nous nous moquons un peu de nous avant que d’autres ne puissent le faire. Nous nous créons, devant cette glace, devant cette déconfiture, une relation, une humanité à deux, tant et si bien que, à la fois pour nous soutenir mutuellement que par pure envie et par instinct, nous rejoignons la troupe, la soirée, Pierre, main dans la main, terriblement unis, adorablement complices et faussement innocents.Si Pierre est étonné de nous voir dans ce double état, abimés et ensemble, il n’en laisse rien paraître même si je le vois nous regarder, coquin et complice, de multiples fois.Eloignés de la cohue, naufragés volontaires, nous pensons à l’Amaryllis Hippeastrum Turgessae, aux chutes du Zambèze, aux Legos qui s’emboitent, à l’antipodisme radieux, aux explorations fonctionnelles, aux jeux des docteurs adiplômés, aux papas et mamans qui conçoivent, aux mitrons qui pétrissent, à des frictions, des mixions, des senteurs innombrables, aux parfums qui explosent, aux sens qui implosent dans l’indolence sans partage des siestes andalouses derrière les persiennes mi-closes sous une tempête de soleil de plomb, aux voluptés nacrés, à la pêche perlière, aux moiteurs troglodytes, aux feux sans artifice, aux jouissances infinies, à la concupiscence ("ce mot dont toutes les syllabes blessent", con de Paul Valery !), pendant que parlons sans oser nous toucher, la peur chevillée au corps d’abuser violemment, de chuter durement, de parfaire le réel sans retour possible, révolution totale, pendant que nous nous racontons toutes ces choses qu’il faut taire, dont nous ne parlons donc jamais, pendant que nous nous avouons ces terribles secrets qui ne doivent transpirer, de tout, de rien, des petits riens, de tout sur tout, du temps que nous espérons pour le week-end et des temps déjà passés, pendant que nous tombons éperdument amoureux parce que nous aimons le mot éperdument et qu’il nous est impossible de ne pas être amoureux, parce que c’est elle et parce que c’est moi (pas con de Montaigne !).J’évite de prononcer le mot "front", elle s’efforce de ne pas dire "nez".- J’aime le ... les bords de mer !- Je suis ... venue au monde en hurlant.Chaque fois nous rions comme de jeunes fous, d’adorables chiots, comme de gracieux cons, comme des crétins suisses et affables. L’amour rend idiot, il nous concasse, nous devenons stupides. Parlez-moi d’élévation des âmes, je réponds "zigouni piloupilou".Je sais bien que je ne vais plus pouvoir me passer de Natasha. Je sens bien qu’elle ne veut plus se passer de moi.Pourtant, alors qu’inexorablement, implacablement, les aiguilles d’horloges se rapprochent pour la réunion de minuit - cet instant où, enfin, elles se récupèrent une famille au complet comme pour un déjeuner chez mamie après la messe du curé, pendant celle du gigot flageot laid -, Natasha s’embrunit, s’étiole, se fâne lentement, regarde ailleurs, parfois, suinte la gêne.- Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?Son air se fait grave.- Rien, rien !Je vois bien que quelque chose cloche.- Tu peux tout me dire, tu sais !- Non ! Non ! C’est trop dur !Mon cœur se serre.- Allons ! Nous avons ri tout à l’heure de mes gonocoques et il faudrait taire ceci ?- C’est que c’est ... une malédiction !- Quoi !!!Natasha se lève.- Laisse moi, il me faut m’en aller. Vite !Je la retiens.- Non, reste ! Dis-moi tout, laisse moi te soutenir, permets-moi de t’aider !Je bombe le torse.- Je suis là ! Il ne peut rien t’arriver de mal !Natasha se rassied.- C’est que ... Je ne devais pas venir ce soir. Je me suis sauvée.- ...- Mon éditeurs ne veut pas que je sorte. Il dit que je fais de l’ombre à ses dernières protégées, Eponine et Julia.- Ah !- Pendant qu’elles vont au bal, je dois récurer la maison, corriger des mauvais romans, relire du Sullitzer et, même, des fois, quand je ne suis pas sage, du Desforges et du Guy Des Cars !Hum hum ! Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? Je ne vois qu’un sourire poindroit à 90 degrés nord.- Ah ! Non ! C’est trop horrible !Je me cache les yeux et mime l’effroi comme dans les films muets.- Oui, ça l’est. Mais ce soir, grâce à ma bonne marraine...- ... et quelques souriceaux, sans doutes ?- Oui, comment le sais-tu ?- Une intuition ! Rien qu’une intuition !- ... j’ai pu m’échapper. Ils m’ont paré de cette robe, de ces pierres, m’ont prêté une Ferrari, ces pantoufles de vair ...- Hum hum !Maintenant, elle se marre franchement.- Mais je dois rentrer avant les douze coups de minuit sinon ...- Tu perds tout et tu rentre en citrouille ?- Exactement !- Tu te fous de ma gueule ?- Exactement !Elle me tombe dans les bras.- Plus sérieusement, il faut que j’y aille. J’ai promis à une amie de passer la voir et je tiens toujours mes promesses. Pour tout dire, je pensais m’ennuyer à mourir ce soir. Alors ...Natasha m’embrasse, me vole mon numéro de téléphone, m’assure qu’elle va m’appeler, voit son amie mais la quitte bien vite en lui disant qu’il faut qu’elle soit en forme le lendemain, se badigeonne le front d’arnica, s’endort en pensant à moi, se réveille tôt en pensant à moi, se prépare un thé en pensant à moi, chipotte quelques miettes de gâteau sec en pensant à sa ligne, chante sous la douche du Claude François en se croyant maline, fait une demi-heure de gym en écoutant Europe 1 la radio des jeunes cadres dynamiques même si elle n’est pas vraiment de cette CSP, m’appelle alors qu’il n’est même pas dix heures et que je dors encore parce qu’après son départ j’ai bu un peu, un peu trop, désoeuvré, malheureux, à peine consolé par le vin de Pierre et la tendresse insistante d’une amie bien trop vieille que je n’ai ni regardé ni supporté.
-
Iron... Hic !
...
- Accueil
- Iron... Hic !