Je commence par le col (toujours !). Je passe, je repasse. Mouvement lent, précis, concret, appliqué, génial. Terra cognita ! Je bois un verre d’Evian avant d’attaquer les manches. Et d’abord la droite (toujours !). Pulvérisation d’une bruine distillée. Les plis se détendent dans la moiteur légère des tropiques, ne pensent plus à rien, se retrouvent sans défense. Paf ! Je les élimine, je les écrase, je les réduis, les conduis au néant. Reste le tissu net, remarquable, sublime, impeccable. J’aborde les pinces du poignet. Légèreté, souplesse, attention, clairvoyance, qualités essentielles. Il ne faut pas écraser les poignets si fragiles et visibles à la fois. Il faut lisser, coloniser, évangéliser chaque centimètre de coton. Butor malvenu.Puis viennent les grandes plaines du dos, les vastes pans de l’avant ou l’inox gambade, libre, fier, dévastateur tel un cavalier hun.Enfin, les courbes acidulées de la boutonnière autorisent le jeu.Driiiiiiiing ! Le téléphone sursaute. Moi aussi ! Je pose mon Rowentaaaaaaah en position toute droite, sur son vaste postérieur plat et accueillant. Il ressemble ainsi à une sculpture moderne. Son acier, son inox, ses chromes jettent des feux de lumière qui illuminent l’espace. Néanmoins je bougonne. je déteste être déranger en pleine ... consécration.- Allo !- Claude ? C’est Natasha !- Ouiiiiiiiiiii !- Je suis arrivée ! Je t’attends !Quoi ? Déjà !!! Se peut-il qu’il soit si tard ?- Oui, j’arrive, j’arrive !Et je raccroche à la volée, saisis ma chemise, l’enfile. Pantalon, veste, chaussettes, chaussures, coup de peigne, ... Un rapide regard dans le miroir de l’entrée. Parfait ! Autant que faire se peut.Prestement j’éteins les lumières, claque la porte.Je dévale les escaliers, je courre sur les trottoirs jusqu’à la station de taxis, je bouscule une vieillarde et grimpe dans une Mercedes de la compagnie de Pierre, rodéo dans Paris sous la menace - "je connais ton patron alors fais pas le con ! Fonce ! -, Natasha, j’accours, je vole vers toi, pourboire énorme, indécent, à l’arrivée. Je saute presque en marche. Atterrissage léger et gracieux sur le macadam. J’évite quelques crottes de chiens dont l’une paraît être l’œuvre intersidérante d’un croisé Saint-Bernard - éléphant. J’arrive !Le portier, inconnu, est emporté par le tourniquet fou.- Bonsoiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiir !Dans le sas je décélère, respire, retrouve contenance, forme humaine alors que j’étais lumière, ajuste ma mise et c’est divinement fort que je passe la porte.Jacques est là.- Ah ! Quel plaisir de vous revoir !- Un plaisir partagé. Je suis... attendu !- Très ! Je vous conduis.Nous traversons la salle pleine et enfumée. Quelques mains me saluent au passage. Je jette quelques sourires à des femmes connues et que j’aime et qui m’aiment et qui, sans jamais vraiment être les mêmes, ne sont pas vraiment différentes quand tout à coup !Je suis ébloui. Natasha est ... Elle est ... Insensée, merveilleuse, fabuleuse, brillante, éclatante, halo de lumière, phare à iode dans la nuit intense, dans la forêt profonde, Ouessant, Alexandrie, Râ, Louise Quatorze, astrale, magique.Elle se lève pour m’accueillir et une pluie d’étoile s’égaie dans l’atmosphère. Des fées accompagnent les trois pas qu’elle fait pour me rejoindre et lorsqu’elle tend les lèvres à la rencontre des miennes, des tonnes de mégawatts foudroient l’air entre nous.Je bégaie.- Bon... Bonsoir ... Tu es ... ravissante !- Merci ! Tu es ...- ... en retard, je sais, excuses moi, mais je n’ai pas arrêté de la journée.- Menteur !Je rougis.- Un peu, oui ! Mais ...J’approche de son oreille pour susurrer.- C’est de ta faute, je n’ai rien pu faire correctement sans penser à toi.- Ah ! Tu es donc pardonné.- Ouf !On m’apporte du vin. Puis on me sert à manger. Natasha à tout choisi, tout prévu, désire que je me laisse faire, tient la barre (hum !). Je la regarde, plonge dans ses yeux, m’y noies sans résistance aucune, sans brasse, sans crawl, sans mouvement. Je ne sais pas ce que j’avale. Je m’en fous. A ses côtés rien d’autre n’a de goût, rien n’a de saveur ou même de consistance, tout est coton, bouillie, sable.Nous parlons ? Nous nous taisons ? Que racontons-nous ? Rien ? Tout ? Les bruits, les formes, les sons, les mots sont déformés, prennent des allures de visages baconniens ou munchiens, de salgimondis verdâtre et de pâté pour chat option Gourmet Gold. Je ne sais pas ce que je dis, je ne sais pas ce qu’elle répond. Peut-être vends-je la mèche de mes dernières idées de roman ou livre-je des secrets militaires. Peut-être dis-je que mon sexe mesure onze centimètres ou que ma mère avait un amant, sachant que l’une des deux propositions est fausse, seulement une ? Sa voix, même difforme est un chant de sirène et je me fais Ulysse ou Jean-Marc Barr.Vers ce qui doit être le dessert, nos mains se rapprochent au milieu de la table. A l’heure du café, elles se touchent puis se caressent, s’entremêlent et si nous n’étions pas dans ce lieu si public, nos doigts partouzeraient avec fougue. Je suis plus que tendu. Une colonie de vipères rouges assassine mon cortex et les fourmis me dévorent les nerfs. L’Enola Gay décolle, survole son objectif et seul un petit crochet de convenance molle empêche Little Boy d’exploser promptement. Le priapisme me guette. Je deviens fou !Natasha me dit :- Vite, viens, partons, je suis une tempête tropicale.Brrrrrrrr !- Trouvons un lieu pour nous. Chez toi ? Chez moi ? L’hôtel ?Je lui dis que peu importe, qu’un pas de porte, un quai de gare, une ruelle affreuse, les coulisses de « dimanche Martin », l’antenne de la Tour Eiffel ou le palais des Doges, un roulotte bucarestienne ou un inuit igloo, un haras à Arras, un Trianon ou une chaise de coiffeur, une commode rue de la gaîté ou un lit en Estonie, tout me va pourvu que ce soit vite et avec elle, ou avec elle et rapidement.- Oui mais... chez toi ou chez moi ? Ou, peut-être à l’hôtel ?- L’hôtel me paraît impersonnel.- Chez moi ?Ah ! Découvrir, aussi, son petit intérieur et être émerveillé, subjugué par son antre. Voir sa bibliothèque et toucher à tout. Parcourir les lieux qu’elle habite, suivre ses traces, longer ses pas, me vautrer sur ses tapis, la prendre sur son lit face au portrait de sa grand-mère ou un Henning moyen, l’habiter en plus, la posséder complètement ... Une bien bonne idée mais ...Etre troublé par un détail, une photo, une page qui déborde d’un cahier refermé, un cheveu sur une brosse, deux assiettes au lieu d’une dans l’évier et, peut-être, des verres souillés par plus d’une, explorer un horizon neuf, y exercer une curiosité sympathisante et nacrée, autant de choses qui pourraient me déconcentrer et me détourner, ne serait-ce qu’un peu, de mon objet de culte, de ma prime dévotion.- Chez toi ?Chez moi ! Me concentrer sur elle dans ce cadre maîtrisé. N’avoir aucune surprise qui ne vienne pas d’elle. Me dévoiler encore, plus nu que nu, lui offrir mon espace, celui que je suis aussi dans la surface. Lui montrer, la chevauchant sans cesse mon temple voué à Hugo, mes Athéna en plâtre, mes épices de cuisine, mes draps en soies de Sine et mes pièces d’origine. Lui présenter mes amis : mon Underwood antique, mon Apple flambant neuf, ma stéréo, mes disques, mon Rowent...- Oh ! Putain de bordel de merde !- Quoi ?Mon fer !!! J’ai laissé mon Rowenta branché !!! Sur la planche, au milieu du salon. Horreur, malheur !!! Pendant que nous mangions, il a du ... chauffer, surchauffer, cracher toute sa sainte vapeur, boire toute son eau, avoir soif, encore et encore.- Argh !- Quoi ? Dis-moi !!!- Non, je pensais à ...J’entends les cris du fer : « Au secours, à boire ! ». Et moi qui n’arrive pas. Moi qui ne peux le soigner. Moi qui romps l’équilibre de notre belle entente. Je l’entends encore : « Au secours, au secours ! ». La résistance qui fond comme un glaçon aoûtien. Le plastique qui se fend. Les fils à nu maintenant se touchent ! Étincelle ! Flammèche ! Incendie ! Mon Rowenta brûle ! Argh !!!La housse s’enflamme. Puis le bois de la table. Les rideaux gouttent au feu, apprécient et s’engagent, le tapis se consume, de la fumée partout, les voisins asphyxiés, mourants, parviennent en rampant à faire le dix huit, les sirènes hurlent, réveillent le monde entier, les pompiers surarmés lèvent la grande échelle et grimpent pendant qu’une unité envahis l’escalier, défonce ma porte, ordonne de la pression, l’obtient sans coup férir, inonde mon logis de trombes d’eau croupie, détruit mon habitat, ravage mon paysage, délave mes couleurs, m’enfonce dans les flots sans Moïse pour traverser.
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